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pas tout seul ; il a le diable au corps ! — et battit en retraite sans plus tarder.

Vers neuf heures, ce même dimanche, Brady raconta l’aventure aux Goodwin, chez lesquels il était alors en pension, l’usage exigeant que le maître d’école fût hébergé tantôt par l’un, tantôt par l’autre. — Magruder devait s’en tirer, dit-il, grâce au sang irlandais qu’il a dans les veines. Jack a deux côtes fracassées et le nez de Bill vous ferait rire ; mais le plus vexé est encore le capitaine. Il avait, dit-on, un intérêt particulier dans l’affaire !

Morton frémit de dégoût. — C’est une infamie ! s’écria-t-il, deux hommes contre un seul, contre un prêtre ! Les lâches ! Je voudrais qu’il les eût assommés !

— Et ton futur beau-père aussi par-dessus le marché, n’est-ce pas ? Mais que penses-tu de Kike ? Le prédicateur ne peut plus remuer la mâchoire par suite d’un coup qu’il a reçu, et Kike va exhorter le peuple à sa place. J’ai toujours dit qu’il était de ces enragés auxquels l’esprit de prophétie peut venir aussi bien qu’un autre mal. Les gens d’un bon naturel, comme moi par exemple, ne sont jamais affligés de rien de pareil ; mais lui, il faut qu’il soit ange ou diable. — Morton l’avait déjà quitté pour courir déclarer aux complices qui devaient l’aider dans le charivari qu’il ne se souciait pas de descendre au niveau d’un Bill Mac-Conkey ou d’un Jack Sniger, et que le premier qui troublerait le prêche aurait affaire à lui. Il en voulait cependant à Kike de prêter au ridicule.

Depuis le soir de sa conversion, Kike avait fait preuve de grande éloquence dans les prières publiques. À cette époque, un jeune homme ne pouvait montrer du zèle et de l’intelligence sans que ses frères le jugeassent propre à enseigner l’Évangile, et le rôle pénible de prédicateur avait ses compensations dans le respect profond qui l’entourait ; prêcher, c’était être canonisé tout vivant. On persuadait au premier venu que des mouvemens prophétiques le poussaient vers le ministère. Pour ce qui concernait Kike, l’opinion ne se trompait pas ; Kike avait le tempérament d’un prophète. Quelques bouquins de littérature méthodiste et l’enseignement des anciens lui avaient déjà révélé qu’il devait se tenir prêt à tout déposer sur l’autel, et les ordres formels du Christ d’abandonner biens et famille pour le suivre retentissaient violemment dans son cœur. L’égoïsme et la paresse sont de grands antidotes contre le fanatisme, Kike n’avait pas cette ressource : il n’était qu’ambitieux, ardent et obstiné ; la vie religieuse offrait aux qualités de sa nature une issue magnifique.

Quand le frère Magruder sortit défiguré de sa lutte contre les satellites du capitaine Lumsden, il fit demander Kike. — Frère, lui dit-il, es-tu prêt à te sacrifier pour le Christ ?