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qui en appelle de votre manière de voir à la sienne ? Il n’y a pas de mesure commune qui permette de juger les productions de l’esprit ; la science a des règles, et quiconque y manque finit par le reconnaître. Cet endurcissement dans son opinion, qui perd tant de jeunes hommes bien doués, est impossible en philologie, en archéologie, dans toute étude où la méthode est incontestable. La sûreté du travail, récompensé par l’estime publique dès qu’il paraît, est un encouragement pour l’auteur ; à une tâche en succède une autre ; l’intelligence, appliquée à une discipline aussi saine, se fortifie non-seulement pour un ordre spécial de recherches, mais pour toutes les études voisines : après les débuts les plus simples, elle s’élève à des objets plus hauts, le cercle de son activité ne fait que s’étendre pour le plus grand progrès de la science.

Quelles ne sont pas au contraire les incertitudes du jeune lettré qui vient d’obtenir le droit d’entrer dans l’enseignement sans être ni philosophe, ni historien, ni philologue ! Il a plus d’esprit, plus de goût, des habitudes de clarté mieux assurées que l’étudiant allemand ; mais il s’en faut qu’il sache ce qu’il fera. On ne lui a pas appris qu’il est des recherches faciles pour les débutans ; il n’est pas d’œuvre commune à laquelle il soit convié. Les études littéraires développent la personnalité ; regardez-y de près, cette confiance sûre d’elle-même n’est qu’apparente, elle fait très vite place à une sorte de dédain de dilettante, et ce sourire même n’est que l’arme très faible d’un homme mécontent de lui, qui veut vous cacher le véritable état de sa pensée. Un esprit exercé à la critique ne peut se défendre d’une sorte de scepticisme ; cette finesse qu’il a aiguisée en jugeant les autres, il l’applique à sa propre valeur ; il se prend à douter du sérieux de travaux où tout se réduit au goût. N’étant ni poète ni romancier, ni même écrivain, il trouvera une véritable distinction à ne rien produire. C’est le cas d’un grand nombre d’universitaires, qui en tirent vanité et qui n’ont pas complètement tort : ils sont du moins supérieurs à la foule de leurs collègues qui impriment sans merci des œuvres trop imparfaites ; mais cette pauvreté pourrait-elle devenir générale sans grand péril ?

Plus heureux est l’humaniste qui se garde également de la production facile et de cette absolue pénurie : il devient érudit à sa manière ; il se limite à une langue, à un sujet ; à force d’attention, il arrive par la finesse de l’analyse, par une longue méditation, à d’heureuses nouveautés. Il marque dans son temps par quelques œuvres très rares ; on dit de lui qu’il donne peu, mais qu’il ne donne rien qui ne soit distingué. Nous avons quelques-uns de ces lettrés érudits, qui ont autant de science que de goût, moralistes délicats, critiques ingénieux et vrais. Le chemin qu’ils ont pris les