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les flancs des terrines de laitage. Patty était là remplissant des jarres qu’elle avait mises dehors pour prendre l’air, puis les replaçant parmi les pierres de façon qu’elles fussent immergées à demi dans le courant sous leur couvercle de sapin retenu par des cailloux. Tout en passant le lait et en rangeant les jarres, elle pensait à Morton, elle se demandait quelle conduite tiendrait son père envers lui, et pour la première fois elle se promettait de secouer le joug contre lequel on ne l’avait jamais encore vue en révolte. Morton au même instant se rendait gaîment chez le capitaine, poussant devant lui en grosses vagues les feuilles sèches des hêtres et chantant une chanson de Burns que sa mère lui avait apprise. Le sentier qu’il suivait à travers bois passait auprès de la laiterie, et Patty saisit les paroles amoureuses que sa belle voix jetait au vent. Il chantait bas cependant à mesure qu’il approchait de la maison de peur qu’elle ne l’entendît, mais avec plus d’expression que jamais. La porte de la laiterie était entr’ouverte. Abritant ses yeux de sa main, Morton regarda si Patty n’y serait pas. Il l’aperçut, lui tendit la main ; mais ses yeux, qui n’étaient pas accoutumés encore à la demi-obscurité, ne purent distinguer la rougeur de la charmante fille. Elle tremblait qu’il ne devinât ses rêves ; néanmoins la pensée que son père avait été sans doute dur pour lui fit qu’elle lui marqua plus de bonté qu’elle n’eût osé le faire en d’autres circonstances. Morton s’enhardit donc, et sur le seuil de la cabane, tenant toujours la main de Patty, il lui parla dans le sens de sa chanson. Elle ne le repoussa pas, loin de là. Ce fut alors que le petit nègre Bob la découvrit enfin. Boulant de gros yeux blancs et ses lèvres noires écartées en un large sourire : — Miss Patty, fit-il, votre papa vous demande. — Là-dessus il adressa un regard d’intelligence à Morton.

— Ha ! ha ! bonjour, dit le capitaine, qui suivait Bob de près. Tu retiens à la laiterie ma fille, qui devrait être à son rouet. Écoute, Patty, voici que Wheeler introduit dans la colonie un de ces misérables prêcheurs méthodistes qui défendent la danse et les chansons, et les lectures amusantes, et ce qui en général égaie les gens. Je t’ordonne de tout disposer pour un bal ce soir. On dansera sous le nez du prédicateur, qui enragera, et le bal fera peut-être justice de son sermon.

Patty ne demandait pas mieux que de danser. — Si Morton veut m’aider pour les invitations,… dit-elle.

— Volontiers, répliqua le jeune homme allègrement.

— L’un de ces jours, nous nous débarrasserons de Wheeler, n’est-ce pas ? lui dit le capitaine avec un ricanement interrogatif.

Mais cette offre ne sourit pas à Morton, car, en dépit de quelques différences théologiques au sujet de la grâce, Mme Wheeler était la