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Sur ces entrefaites passa Jack Sniger, connu pour sa servilité à l’égard de Lumsden.

— Vous voilà donc en route, les gars ? demanda-t-il avec un sourire insidieux.

Quand il fut passé, Morton dit : — L’huile est sur le feu ! Quand le capitaine aura connaissance de ta démarche, Sniger ne manquera pas de lui dire qu’il nous a vus ensemble. On m’en voudra, quoi que tu fasses ; prends donc Dolly.

— Non ! répliqua Kike. — Mais ses genoux fléchissaient déjà.

— Tu consentiras toujours bien à la tenir une minute pour me rendre service, dit Morton mettant pied à terre.

Aussitôt que Kike eut obligeamment saisi la bride, le rusé garçon s’enfuit en chantant à pleins poumons. Il ne se retourna que sa chanson finie, au sommet de la colline, et alors il eut la satisfaction de voir Kike en selle, riant de bon cœur du tour que lui avait joué son ami. Morton agita son chapeau, Kike le menaça de la tête, puis disparut emporté dans un temps de galop.

Mme Goodwin éprouva une certaine déception en s’apercevant, lorsque rentra son fils, qu’il n’était plus soucieux ; elle craignit que les bonnes impressions de la veille ne se fussent évanouies. Mais bientôt Morton fut de nouveau obsédé par une pénible inquiétude. Le repas de midi achevé, il prit son fusil et sortit chasser le daim, ou plutôt chercher l’oubli de cette anxiété qui l’étouffait. Pour la première fois de sa vie, la chasse ne l’absorba point. Quand un des hommes de la frontière se met à aimer, c’est de tout son être ; les intérêts de sa vie sont en petit nombre, et l’amour, s’il lui lâche la bride, ne tarde pas à consumer tout le reste. Après deux heures de marche dans la forêt, il fit partir un daim, et ne s’en aperçut pas à temps pour tirer. Il lui était bien prouvé que tout effort pour donner le change à ses vrais sentimens ne servirait à rien ; il fallait voir Patty, lui ouvrir son cœur avant qu’une volonté ennemie ne les séparât peut-être. En une heure, Morton pouvait atteindre la demeure du capitaine, tandis que celui-ci serait encore absent. À moitié chemin, il tomba au milieu d’une bande de dindes sauvages, qui prirent la fuite en plusieurs directions, mais non pas avant qu’un double coup de feu eût abattu deux jeunes mâles au plumage satiné ; les liant par la patte au moyen d’un lambeau d’écorce, il les porta triomphalement au bout de son fusil, heureux de n’avoir pas à se présenter les mains vides.

Morton Goodwin avait vraiment bonne mine lorsqu’il entra par cette après-midi d’automne dans la cour du capitaine Lumsden : haut de six pieds, carré d’épaules, il marchait d’un pas élastique, sa démarche trahissait autant que son visage un caractère ferme ;