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de Lumsden, ne tarda pas à conclure qu’on en arriverait bientôt à l’entente la plus parfaite.

Dans la matinée du dimanche qui suivit le vannage, Morton se rendit à l’écurie. Avez-vous jamais eu le bonheur de passer un paisible dimanche d’automne dans les forêts vierges ? C’est un calme, une solitude, une douceur de brise et de lumière incomparables. Les volées de merles se préparent en sifflant à leurs migrations, les lents croassemens des corbeaux se mêlent de loin aux cris moqueurs de l’écureuil grignotant les faînes. Morton n’observait rien de tout cela, n’étant point d’un tempérament poétique. Il pensait aux courses qui devaient avoir lieu ce jour-là, aux chances de victoire de sa belle Dolly, le seul bien qu’il eût en ce monde, une jument pur sang, capable de tous les succès, croyait-il, par suite de son origine aristocratique, et il s’était levé dès l’aube pour aller l’admirer, tâter ses jambes fines, s’assurer enfin qu’elle était dans de bonnes conditions.

— Cela va bien, n’est-ce pas ? lui disait-il, tu battras toutes ces bêtes de rien, ma vieille ?

Hélas ! Morton parut au déjeuner de famille pour voir s’écrouler ces riantes chimères. Sa mère lui demanda doucement de la conduire à l’office, et refuser quelque chose à sa mère lui eût coûté autant que de renoncer aux courses. Une rude vie avait fait de Goodwin un homme rude ; il était parfaitement capable de jurer, de parier, de ne pas observer le repos du dimanche et même de boire avec excès. On ne disait pas de lui : « C’est un jeune homme qui promet beaucoup ; » mais ses défauts se mêlaient aux plus nobles qualités, il témoignait surtout à sa mère un dévoûment chevaleresque. Il faut dire qu’elle était vraiment digne de vénération : fille d’un de ces vieux gentlemen irlandais, gens de grandes manières, d’habitudes extravagantes, d’impulsions généreuses et d’esprit brillant que leurs qualités mêmes conduisent à la banqueroute finale, elle avait épousé Job Goodwin, ancien soldat de la révolution, qui, faute de prévoyance, perdit son patrimoine ; malheur plus grave, il perdit aussi courage, et un lourd fardeau échut par conséquent à sa femme. Elle l’avait porté avec une résignation et une dignité qui expliquaient le tendre respect que lui vouait son fils. Néanmoins Morton ne pouvait prendre aisément son parti de renoncer à un triomphe caressé, préparé depuis des mois. Quand elle le pria de l’accompagner, il ne répondit pas ; il s’en alla revoir sa pouliche et, tout en l’embrassant, déchargea sa mauvaise humeur en jurons. — Un instant, la pensée lui vint de jeter une selle sur le dos de Dolly et de s’enfuir aux courses ; il eût cédé à la tentation, sans un mot de son petit frère Henry, qui l’avait suivi à l’écurie. — Mort’, lui