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n’avaient pas plus de succès. Sur ces entrefaites, quelqu’un choisit, comme on devait s’y attendre, la jolie Betty Harsha, et tout le monde devina qui choisirait Betty. Morton Goodwin était l’élu de son cœur : elle s’habillait pour attirer ses regards, elle ne le quittait pas des yeux à l’église, elle se plaçait adroitement sur son chemin, elle le forçait à la reconduire, et, maintenant qu’elle tenait le mouchoir, chacun regardait Goodwin. Trop jeune pour être insensible au charme de cette petite figure ronde aux yeux brillans, aux lèvres boudeuses semblables à une cerise, il n’eût pas été fâché d’être l’objet d’une si flatteuse préférence, si au moment même Patty Lumsden, délivrée enfin des soins de maîtresse de maison, ne fût venue suivre les péripéties du jeu. Elle se tenait derrière Jemima, et le contraste était charmant entre cette robuste beauté campagnarde et la frêle Patty, blanche avec des yeux noirs et une chevelure de jais qui faisaient ressortir encore sa blancheur, la démarche fière, des traits délicats, une physionomie aussi résolue qu’intelligente. Patty faisait, comme on dit, honneur à sa mère, personne hautaine et d’habitudes distinguées, qui, par sa réserve, s’était attiré une réputation de bégueule, à la grande satisfaction de son mari. L’apparition de Patty dans sa robe d’indienne, — un luxe extraordinaire à cette époque, — fit donc désirer à Goodwin que Betty Harsha en attaquât un autre pour cette fois ; mais Betty, sans attendre le signal, se précipita sur le mouchoir aux pieds de Morton, qui prit son temps pour s’agenouiller. Bon gré mal gré cependant, après avoir reçu le baiser de Betty, il se trouva debout le mouchoir à la main, l’air ahuri, au milieu des fous rires.

Ces rires blessèrent Goodwin comme s’ils eussent été excités par l’angoisse très réelle qu’il éprouvait. Déclarer sa préférence pour une autre femme, fût-ce par plaisanterie, Patty étant présente, était au-dessus de ses forces, et s’agenouiller devant Patty elle-même au-dessus de son courage. Soudain ses yeux rencontrèrent le sourire avide de la pauvre Semantha Britton. Une issue se présentait : Patty ne pouvait être jalouse de celle-là. Il étendit le mouchoir devant Semantha et lui donna ainsi le droit de choisir un partenaire. L’élégant de la bande était le petit Gab, c’est-à-dire Gabriel Powers fils. Le vieux Gab passait pour le fermier le plus avare du voisinage ; mais son fils, s’étant enfui tout jeune de la maison paternelle, avait gagné les montagnes, et en avait rapporté de l’argent acquis on ne savait comment. Tout ce capital passa en vêtemens d’apparat ; il portait des moustaches, innovation qui dans ces temps primitifs révélait assez un homme qui a vu le monde. Chacun se moquait de ce fat et chacun l’admirait. Nulle jeune fille n’avait encore osé jeter son dévolu sur le petit Gab ; mais Semantha, certaine qu’elle n’aurait plus