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et Goodwin à choisir sa part de blé. Goodwin déclare qu’il prend le plus mauvais bout, et, le signal étant donné, tous les bras s’escriment à l’envi.

Le capitaine fait circuler la bouteille, Conkey hurle de bruyans encouragemens entremêlés de jurons ; ce système excite peut-être l’ardeur de ses hommes, mais il a le même effet sur leurs adversaires. Morton, plus prudent, vanne lui-même de toutes ses forces, qui égalent au moins celles de deux travailleurs ordinaires réunis. — Allons, camarades ! dit-il, ne craignez rien,… le souffle qu’il dépense en cris, nous le dépenserons en besogne. Surtout point de tricheries de ce côté ! À vos postes ! ne perdez pas une seconde pour courir vérifier où en sont les autres !

Pendant une heure, la lutte continue, énergique, sans interruption. La montagne de grain non vanné a diminué considérablement, une vague immense de balle se gonfle derrière les deux camps.

— Pourquoi ne bois-tu pas ? demande Sniger à Morton.

— Il veut se garder l’haleine fraîche pour Patty Lumsden ! dit en riant l’un des garçons. — Celui-là n’a jamais su combien près il avait été de recevoir un solide coup de poing.

Conkey en revanche boit un peu trop, et ses appels au courage de ses hommes deviennent de véritables vociférations. Déjà il crie victoire, et en effet les chances longtemps équilibrées des deux côtés paraissent pencher vers le sien, lorsque Morton donne un coup de collier presque surhumain, et dont l’exemple est contagieux pendant quelques minutes suprêmes. Le dernier grain est épluché à temps pour permettre au camp de Morton Goodwin de fondre sur celui de Conkey, où deux douzaines d’épis environ restent aux mains des triomphateurs. Conkey, furieux, prétend qu’il sait bien ce que son adversaire a fait de son blé en indiquant la pile de balle. Goodwin, avec le calme d’une conscience nette, propose une vérification générale, qui n’est point acceptée par raison de prudence. Tout ce qui reste à faire pour les vainqueurs comme pour les vaincus, c’est de se rendre à la maison, vieux bâtiment hybride, moitié cabane, moitié blockhaus. Après les ablutions nécessaires, on rejoint les dames, qui ont quitté leurs cadres à piquer et préparé un souper substantiel dans la salle commune. Elles sont toutes rangées contre le mur d’un air modeste, très préoccupées au fond de l’effet que produisent leurs robes de tiretaine sur la partie masculine de l’assemblée, car à quoi bon carder, filer, tisser, tailler et coudre une robe neuve, si ce n’est pour qu’on l’admire ?

Le souper ne fut pas long ; les vanneurs mangeaient maladroitement et avec embarras, comme font toujours en public, fût-ce en compagnie les uns des autres, ces hommes de frontière. Les piqueuses avaient soupe une heure auparavant, la table n’étant pas