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avait prévenus ; aujourd’hui, vendredi 13, il devait nous arriver quelque mésaventure.

Nous fûmes ainsi amenés à nous entretenir des superstitions rustiques qui se sont conservées dans toute leur intégrité parmi ces populations casanières et naïves. Il y a encore ici un sorcier et deux ou trois rebouteurs. Plus d’une bonne femme prétend avoir aperçu le folletot (une sorte de feu-follet) errant à la brune dans les fondrières voisines de la Combe au sang, et, pendant la nuit de Noël, maint bûcheron attardé et un peu allumé par les réjouissances du réveillon, a entendu les cors retentissans de la grand chasse ; agenouillé dans un fossé, il a vu tout à coup chevaucher comme un ouragan, à travers les tranchées, le grand-veneur habillé de feu, suivi de ses piqueurs fantastiques et de sa meute endiablée.

— Parbleu ! dit Tristan ; moi qui te parle, j’ai passé pour un fantôme. Je me promenais dans les environs de Lamargelle, et j’avais été surpris par un orage comme celui-ci ; j’avisai une maison isolée, et je m’y précipitai tout ruisselant, entre deux coups de tonnerre. Une brave femme, seule, filait sous l’obscur manteau de la grande cheminée et se signait à chaque éclair. Je demandai la permission de m’abriter chez elle, et je m’assis sans plus de cérémonie. La vieille, de temps à autre, me dévisageait d’un air effaré. — C’est étonnant, murmura-t-elle enfin, comme vous ressemblez à défunt mon frère, qui était dans les temps garde-vente à Grancey. — Nous nous mîmes à causer du mort, puis peu à peu la pluie cessa, et je songeai à me retirer ; mais au moment de partir une lubie me traversa le cerveau, et, sur le pas de la porte, me retournant vers la fileuse, je lui dis d’une voix profonde : «Est-il possible que tu n’aies pas reconnu ton frère ?.. Adieu ! » et je disparus comme un spectre. Deux jours après, il n’était bruit dans le pays que du fantôme apparu à Lamargelle pendant l’orage, et la vieille fileuse jurait avoir vu de ses yeux l’âme de feu son frère, environnée d’éclairs de soufre… Je t’avoue que j’en ai comme un remords.

— Et voilà comme se sont forgés beaucoup de miracles ! repris-je en riant ; mais quoi d’étonnant, si dans ce pays l’habitant, vivant sans cesse face à face avec les enchantemens de la forêt, finit par la considérer comme une puissance mystérieuse et y incarne ses craintes, ses désirs et ses plus secrètes espérances ? Quand le bûcheron passe au matin par la clairière où les mousserons ont décrit des cercles verts dans l’herbe plus drue, il y croit retrouver les traces de la ronde des fées, et la nuit, lorsqu’il aperçoit à travers un rayon de lune les blanches vapeurs de la cascade, il s’imagine voir les dangereuses et séduisantes dames des eaux descendre vers les marais.