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seul côté, et le charbon paraît noir comme une mûre, lourd et sonnant clair comme argent.

— Vous arrive-t-il de manquer une cuisson ?

— De fois à autre, et alors nous reversons les rondins mal cuits dans un nouveau fourneau.

— C’est un rude métier, comme vous le disiez.

— Je le croirais ! mais on l’aime en dépit de tout. Voilà cinquante ans que je le fais ; je l’ai commencé sous défunt mon père, dans les bois de l’Argonne, et depuis ce temps-là j’en ai vu des forêts, je vous en réponds !

— Moi aussi, j’aime votre métier, dit Tristan, et si j’osais, je vous chanterais une chanson que j’ai faite sur les charbonniers.

Au mot de chanson, Brunille avait cligné de l’œil. — Osez tout de même, reprit le père, cela nous fera grand plaisir.

Alors Tristan, de sa voix de stentor, entonna ces couplets, composés sur un vieil air rustique :


Rien n’est plus fier qu’un charbonnier
Qui se chauffe à sa braise.
Il est le maître en son chantier
Où flambe sa fournaise.
Dans son palais d’or,
Avec son trésor,
Un roi n’est pas plus à l’aise.

Il a la forêt pour maison
Et le ciel pour fenêtre ;
Ses enfans poussent à foison
Sous le chêne et le hêtre ;
Ils ont pour berceaux
L’herbe et les roseaux,
Et le rossignol pour maître.

Né dans les bois, il veut mourir
Dans sa forêt aimée ;
Sur sa tombe, ou viendra couvrir
Un fourneau de ramée :
Le charbon cuira.
Et son âme ira
Au ciel, avec la fumée.


Tandis que la voix de Tristan montait sous la futaie, les charbonniers écoutaient attentivement, et la vieille mère dodelinait de la tête en mesure. Les yeux de Brunille brillaient comme deux charbons ardens, et les gars souriaient. On sentait que tous avaient bien compris les couplets, et qu’ils en étaient à la fois touchés et flattés.

— Voilà une bonne chanson ! fit le maître charbonnier quand Tristan se rassit.