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de Montaubert et de Charbonnière, dont les Gaulois occupaient les hauteurs, a la droite et à la gauche de l’Aube. Tout fait donc supposer que la tradition ne s’est pas trompée et que le massacre a eu lieu dans les gorges de Montaubert. J’ai voulu voir la terrible combe. Le ciel était demi-voilé, l’air tiède, et les charmes jaunissaient déjà sous le soleil d’automne. Un pacifique nimbe de fumée surmontait les toits de la ferme. — Le vaste entonnoir de la combe est couvert d’une plantureuse végétation : les hêtres poussent drus dans ce terreau formé de six mille corps humains. À part cette vitalité puissante des arbres et cette exubérance de sève végétale, rien ne marque plus la trace de la grande bataille livrée il y a deux mille ans. Les lierres enguirlandent les chênes, les hêtres sont chargés de faines, des scabieuses fleurissent à foison dans les clairières, et des mésanges gazouillent en becquetant l’écorce des branches. Parfois seulement dans les champs voisins, le fermier avec sa charrue met à nu des pierres tombales, des armes et des ossemens.

Grandiaque effossis miratur ossa sepulcris.

Les bûcherons ignorent le nom du grand conquérant qui a passé là. De toutes les gloires, la gloire militaire est encore celle qui s’efface le plus vite. Les générations qui se succèdent oublient rapidement le nom des vainqueurs et ne gardent plus qu’une tendre et confuse pitié pour les vaincus. Ici, on ne sait plus le nom de César, mais on a conservé la mémoire des six mille prisonniers égorgés en une nuit, et la combe s’appelle encore la Combe au sang.


7 septembre. — Mon premier soin a été de me mettre en quête de mon vieil ami Tristan. La joie de revoir la forêt était doublée pour moi du plaisir de la visiter avec lui. Il y a vingt ans qu’il la parcourt dans tous les sens, et pas un braconnier ne la connaît mieux. Il sait à l’avance dans quel canton les charbonniers dresseront leurs fourneaux, il peut vous indiquer la place précise où pousse telle plante rare et les coins ignorés où sont les plus beaux paysages forestiers. Nous avions jadis voyagé ensemble à travers les bois d’Auberive, et je me faisais une fête de l’associer de nouveau à mes excursions. Il faut visiter un pays inconnu avec la femme qu’on aime, mais c’est seulement avec un ami qu’on peut goûter pleinement le charme des paysages déjà vus. Les Allemands disent qu’il ne nous est pas donné de rêver deux fois le même rêve ; c’est surtout en amour que le mot est vrai. L’amitié, moins exclusive et plus accommodante de sa nature, redoute moins les comparaisons amères, les retours mélancoliques et les désillusions inséparables de