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que le régime monacal a laissée dans les rustiques imaginations de la commune. Je regardais ce matin monter vers les bois une fillette portant dans sa panetière le déjeuner de quelque bûcheron. Comme la laitière de La Fontaine,

Légère et court vêtue, elle allait à grand pas.

— Hé ! hé ! m’a dit le savetier Trinquesse en battant une semelle racornie, voilà une gâchette (fillette) troussée comme un moine qui va au cresson

Tandis que je gravissais la sente du Val-Clavin, je ruminais en mon par-dedans cette comparaison toute locale : dans cet endroit où l’eau ruisselle de toutes parts et où les cressonnières abondent, j’essayais mentalement de dessiner l’amusante silhouette d’un moine s’en allant au cresson. Peu à peu, et par un effet de mirage bien connu des rêveurs, ce moine imaginaire se glissa hors de mon cerveau, et il me sembla le voir, grimpant devant moi, avec sa capuce rabattue, sa robe retroussée jusqu’aux genoux, ses jambes velues et nerveuses. Je suivais machinalement son ombre à travers les sentiers herbeux, et je m’imaginais qu’au lieu de gravir les rampes de la forêt, nous remontions ensemble le lit verdoyant où avaient roulé pendant des siècles les flots paisibles de l’existence de ce petit pays. À chaque tournant du ravin, la silhouette d’abord assez vulgaire de mon moine prenait un tournure plus majestueuse et plus sculpturale ; le port de sa tête devenait plus fier, son geste plus solennel. Ce n’étaient plus les tiges vertes du cresson qu’il cueillait dans le courant sonore du ruisseau, mais les fleurs légendaires aux tons d’or, d’azur et de pourpre, qui ne s’épanouissent que sur les pages des missels, les herbes merveilleuses des formulaires du moyen âge, les roses mystiques qui ne s’ouvrent que dans les poèmes du Saint-Graal. Chacune de ces plantes me contait en son langage un détail ignoré de l’histoire de la vieille abbaye, et nous nous enfoncions ainsi jusque dans les brumes lointaines de l’époque mérovingienne, au temps saint Remy, selon la tradition, vint bâtir cette chapelle en ruine qui se dresse encore à la lisière de Montaubert, et où jamais de mémoire d’homme « on n’a vu une toile d’araignée. » Je parvins ainsi, sans trop savoir comment, jusqu’au milieu d’une futaie où mon moine fantastique me faussa brusquement compagnie, jugeant que j’étais sans doute maintenant suffisamment préparé, pour demeurer seul en contemplation devant le plus bizarre des sites forestiers. — Sur un espace circulaire d’un quart de lieue, le sol bossue et vallonné a l’air d’un cimetière de géans. Dans les plis sinueux de ces circonvallations, au long de ces tertres étranges,