Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/560

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui relie l’Abbatiale au centre du village. Cette allée, plantée de vieux tilleuls touffus, se nomme Entre-deux-Eaux. Des deux côtés en effet, l’eau y court le long des talus, limpide, dorée et susurrante. À droite, des lavoirs, creusés dans la roche qui surplombe, sont à demi voilés de lierre, et sous leur ombre babillent tout-le jour battoirs et lavandières ; la roue du moulin jette bruyamment sa pluie de perles au soleil ; les coqs chantent ; les jardins en terrasse sont pleins de clématites et de dahlias. C’est comme une note joyeuse au milieu du silence des bois environnans.

Ces bois m’attiraient, j’étais venu pour eux, aussi ne me suis-je guère attardé dans le village. Trois immenses forêts l’enserrent et se prolongent à plusieurs lieues aux entours : Montavoir, Montaubert et Montgérand. Quand les moines bernardins ont jeté ici les premières pierres de leur abbaye, cette solitude a dû leur sembler faite à souhait pour le recueillement et la prière. Aucune route, et les grands massifs des bois arrêtant jusqu’au moindre des échos de la vie mondaine. Aussi pendant longtemps l’histoire de ce monastère a-t-elle été comme celle des peuples heureux : paisible et uniforme. Les moines défrichaient quelques cantons, bâtissaient des fermes dans ces enclaves, et peu à peu les revenus de l’abbaye grossissaient. Avec les gros revenus vinrent des besoins de luxe et de bien-être. On installa des forges le long des cours d’eau, on barra les ruisseaux des gorges étroites pour y creuser des étangs poissonneux. Au XVIIIe siècle, les moines, possesseurs de la forêt et de la plaine, vivaient largement et menaient grand train. On chassait à courre par monts et vallées, et dans les bois de Charbonnière il y a encore un carrefour, nommé la Belle-Étoile, au centre duquel se dressent des bancs et une large table de pierre où l’abbé, dit-on, faisait déjeuner ses hôtes entre deux haltes de chasse. Dans la paix de cette abbaye de Thélème, 89 éclata comme un coup de tonnerre ; les moines s’enfuirent, l’abbaye fut vendue aux enchères, et, par une singulière raillerie du hasard, elle passa dans les mains de Mme Caroillon-Vandeul, la fille de l’auteur de la Religieuse, Angélique Diderot[1].

Ce long règne des moines semble avoir été fort doux. Le joug des bons pères était aimable et léger, et les anciens du village m’ont toujours paru très respectueux pour la mémoire des bernardins. Nulle part on n’entend conter de ces grasses histoires qui défraient joyeusement les fabliaux du XVe siècle, et constituent d’ordinaire la légende des cantons où le clergé régulier a établi ses monastères. Un dicton, qui a une vraie saveur de terroir, marque seul la trace

  1. Aujourd’hui l’ancienne abbaye est devenue une maison centrale de correction.