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bonheur et ne soupirera plus qu’après l’insensibilité, le néant, la nirvana. Si le lecteur trouve ce résultat désolant, il faut lui apprendre qu’il s’est trompé, s’il a cru trouver dans la philosophie des consolations et des espérances. Il est du reste une espérance qui ne lui est pas interdite, si du moins il parvient à faire du but de l’inconscient son but conscient à lui-même, c’est-à-dire s’il abandonne pleinement sa personnalité au développement logique du monde. Il se réjouira d’avance à la perspective de cette fin qui sera la suppression de toute vie individuelle et collective, et qui accomplira, par le retour au non-être, la grande rédemption, la délivrance universelle et définitive au sein du silence éternel.


V.

Supposons que, pour nos péchés, nous soyons condamnés à rester bien des heures de suite dans un grand salon tendu de noir, meublé d’une manière originale et luxueuse, mais systématiquement lugubre, où des tableaux représentant des scènes de supplice et de mort alternent avec des reproductions grimaçantes de squelettes argentés, où les lustres ressemblent à des cierges, les tables à des cercueils, les glaces à des fosses béantes, le tapis à un drap des pompes funèbres, où guéridons et fauteuils affectent un petit air coquet de corbillard, et où l’on respire, sans pouvoir ouvrir une fenêtre, une odeur capiteuse qui d’abord vous surprend, mais qui bientôt vous fait l’effet de sentir le moisi, puis le cadavre. On aurait beau, n’est-il pas vrai, nous vanter l’harmonie de l’ameublement, la richesse des tentures, le velouté du tapis, le mérite des œuvres d’art, nous ne tarderions pas à soupirer après un peu de ciel bleu, une bouffée d’air frais, et, si l’on voulait prolonger notre captivité, nous aviserions très certainement au moyen le plus expéditif d’enfoncer la porte. Quel bonheur de se retrouver en plein air et de chasser cette vision déplaisante ! Telle est notre impression en sortant de l’interminable galerie où nous avons dû promener si longtemps ceux qui nous font l’honneur de nous lire. Un peu de bon rire français ferait vraiment du bien après ce bain prolongé dans la Schwermuth germanique. Nous avions des livres sur l’art d’être heureux ; mais réellement en voilà un qui pourrait sans dommage changer son titre contre celui de l’art de se rendre malheureux quand on ne l’est pas, et plus malheureux encore quand on l’est déjà.

En thèse générale, il me semble que la vraie valeur de l’existence doit être cherchée ailleurs que dans un calcul purement utilitaire. La vie pourrait avoir encore un très grand prix, lors même