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la majorité tourne plus mal que si elles n’avaient pas été couronnées par l’union conjugale. Enfin la très faible proportion des mariages par amour qui font d’heureux ménages le doivent à tout autre chose qu’à l’amour lui-même ; ils le doivent seulement à ceci, que les caractères et les personnes se conviennent fortuitement, que par là les conflits sont évités et que l’amour se résout en amitié. Ces cas rares où le bonheur de l’amour passe doucement et sans qu’on y pense dans celui de l’amitié, et qui ne connaissent pas le désenchantement amer, sont si exceptionnels qu’ils se noient dans la masse des mauvais ménages qui ont commencé par l’amour. Quant aux liaisons amoureuses qui ne se terminent pas par le mariage, le plus grand nombre n’atteint pas son but, et la petite fraction qui l’atteint rend les amans, tout au moins les amantes, plus malheureux que s’ils l’avaient manqué. Après ces considérations générales, il ne peut être douteux que l’amour prépare à ceux qui s’y abandonnent bien plus de douleurs que de plaisirs. »

Et cela continue sur ce ton. La vie conjugale à son tour est critiquée, dépecée, disséquée dans toutes ses grandes et petites misères. Lessing a raison dans son distique railleur :


Il n’y a tout au plus qu’une mauvaise femme au monde.
Il est seulement dommage que pour chacun cette femme est la sienne[1].


Et les enfans donc ! Jamais en désirerait-on, si en pareille matière on raisonnait ses désirs, si, sur ce point comme sur tant d’autres, on n’était pas la dupe des ruses de l’inconscient ? Qu’on ne nous parle pas davantage des joies mensongères qui se rapportent à la vanité flattée, aux honneurs reçus, au pouvoir exercé, ce sont autant de buissons épineux dont on ne cueille les rares fleurs qu’en se déchirant aux piquans. L’amitié elle-même, qui vaut pourtant mieux que l’amour, a ses vers rongeurs, ses susceptibilités, ses jalousies, ses déboires. Les joies de la compassion, de la bienfaisance sous toutes ses formes, reposent sur une comparaison égoïste de son propre sort avec le sort de ceux dont on a pitié, et il est bien plus à déplorer qu’il y ait des gens forcés de tendre la main qu’il n’est réjouissant de savoir qu’il y a des cœurs généreux.

Les émotions religieuses et la volupté pure dont elles sont la source trouveront-elles grâce devant cette mélancolie systématique ? Pas plus que les autres. D’abord elles sont rarement assez intenses pour procurer une véritable félicité ; puis elles supposent des conditions très pénibles, le renoncement, l’austérité, la séquestration

  1. Comme M. von Hartmann s’est marié lui-même l’an dernier, il y a tout lieu d’espérer que l’expérience lui a déjà inspiré des doutes graves, qui iront en se fortifiant, sur l’exactitude de sa théorie conjugale, et qu’il trouve aujourd’hui qu’avec tout son esprit Lessing a commis une sottise en deux vers.