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des « capacités de jouir, » et non pas des jouissances. À quoi sert-il d’avoir de bonnes et belles dents quand on n’a rien à mordre ? L’existence elle-même, si rien ne la remplit, est insupportable ; mais comment la remplit-on ? Le travail, même couronné de succès, est un moindre mal que l’ennui, mais en lui-même il se compose d’efforts nécessairement pénibles. On tâche de se consoler du travail en songeant à l’oisiveté, et de l’oisiveté en songeant au travail. C’est le malade qui se retourne dans son lit. Et qu’est-ce que les jouissances physiques ? La satisfaction résultant de l’apaisement de la faim, qui est une souffrance, est sans proportion aucune avec les tourmens qu’elle fait endurer à ceux qui ne peuvent se rassasier. Quant à l’amour, M. von Hartmann est moins misogyne, mais il a tout aussi peu d’illusions que Schopenhauer. Il est évident pour lui que l’amour cause dans l’humanité bien plus de maux que de bonheur. L’homme ne sait remplir que par le vice l’espace de temps qui sépare l’âge de la puberté du moment où les nécessités sociales lui permettent de se marier. L’amour illégitime fait d’innombrables et lamentables victimes. S’il est honnête, son bilan n’est guère plus rassurant. Les peines de cœur sont de toutes les plus violentes, et comme il en inflige ! Parvient-il à ses fins, c’est pour s’éteindre dans une amère déception. Quelques éclairs, quelques coups de tonnerre, et le nuage a perdu toute son électricité. Va-t’en, vapeur légère, désormais sans puissance et qui n’as servi qu’à dévaster le canton sur lequel tu as sévi.

« Il est dommage, dirons-nous en citant directement notre auteur pour donner un échantillon de sa manière de raisonner, qu’il n’y ait pas de statistique accusant le tant pour cent des inclinations qui aboutissent au mariage. On serait effrayé de la minime proportion. Même en laissant de côté les vieux célibataires des deux sexes, on trouverait parmi les couples mariés une assez forte proportion d’individus qui ont dans leur passé au moins une petite inclination qui n’a conduit à rien ; beaucoup pourraient en avouer plus d’une. Dans la grande majorité de ces cas, l’amour n’a pas atteint son but, et, s’il l’a atteint hors du mariage, il a difficilement rendu les gens plus heureux que s’il ne l’avait pas atteint du tout. Quant aux mariages, le plus petit nombre seulement a l’amour pour cause, les autres sont dus à de tout autres motifs. On peut voir par là combien peu d’inclinations parviennent à gagner le port. Dans ce petit nombre, à son tour, on ne peut ranger qu’une minorité dans la classe des ménages dits heureux, car les heureux ménages sont beaucoup plus rares qu’on ne pense, vu l’art hypocrite que les hommes déploient pour sauver les apparences, et on peut dire qu’en fait ce sont les mariages par amour qui en présentent le moins. Il en résulte que, sur le petit nombre des inclinations aboutissant au mariage,