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nos déterminations rationnelles clochent par quelque côté. Il est bien évident que la conscience divine ne peut être exactement semblable à la nôtre, puisque celle-ci, pour s’affirmer, doit se sentir limitée, et que nous ne pouvons admettre de limitation dans l’être divin. Il n’est pas moins certain que, lorsque nous attribuons à Dieu la personnalité, c’est parce que nous ne pouvons concevoir une forme d’existence supérieure à celle de l’existence personnelle : évidemment l’être absolu n’est pas simplement une personne humaine démesurément agrandie ; mais que les partisans de l’inconscience et de l’impersonnalité divines prennent garde qu’à leur tour ils appliquent à l’être absolu des notions tout aussi bien empruntées que celles de conscience et de personnalité à la sphère du fini. L’inconscience, l’impersonnalité, mais c’est de la sous-conscience, c’est de l’infra-personnalité. Ce n’est pas élargir l’idée de Dieu que de la renfermer dans l’inconscience, c’est la rétrécir. Nous n’avons pas, quant à nous, de métaphysique arrêtée, nous prenons l’homme, la nature humaine telle qu’elle se montre à nous dans son histoire avec ses besoins, ses instincts, ses tendances, ses élans spontanés vers un idéal qu’elle croit réel et qui, en fait, s’il n’était qu’une idée, n’exercerait pas sur elle la force d’attraction que nous ressentons tous à divers degrés. Nous ne demandons que deux choses à la philosophie, d’abord des méthodes et des formes de pensée aussi rationnelles que possible pour réduire à leur minimum nos innombrables chances d’erreur, puis des enseignemens qui n’annulent pas nos instincts et nos meilleures aspirations sous prétexte d’en mieux définir les objets. Ces deux exigences satisfaites, nous pensons qu’il faut nous résigner à ne connaître qu’approximativement la vérité que nous ne pouvons saisir complètement.

En cela consiste la supériorité pratique de la religion, prise dans son sens le plus général, sur la philosophie. Nous pouvons avoir le sentiment très pur d’une réalité que nous connaissons très mal, et la religion est essentiellement le sentiment de Dieu. Il est vrai qu’à un certain point du développement de l’esprit nous éprouvons le vif besoin de mettre les notions de notre intelligence d’accord avec les sentimens de notre cœur et réciproquement. Nous n’y parvenons pas toujours, si même nous y parvenons jamais. Quoi qu’il en soit, tout en reconnaissant que nous manquons d’une notion philosophique de Dieu qui fasse un droit égal aux exigences d’une raison sévère et aux postulats non moins impérieux du sentiment religieux, efforçons-nous d’établir de notre mieux l’harmonie entre deux ordres de vérités saisies par ces deux organes de l’esprit, et sachons ignorer plutôt que d’étouffer l’un sous l’autre. On ne gagne jamais rien à se mutiler. Nous avons deux yeux, tous deux