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allemande de notre siècle, nous savions que ses grands jours étaient déjà passés, que désormais les ombres imposantes de Fichte, de Schelling, de Hegel, habitaient les cimes désertes de la Walhalla germanique, et que des tendances très opposées à leur ardeur spéculative avaient envahi tout le terrain naguère soumis à leur domination ; mais que de traces de leur passage ils laissaient derrière eux ! Comme le sillon hégélien surtout était encore marqué chez ceux-là mêmes qui avaient arboré le drapeau de la révolte, et dans quel autre pays aurait-on rencontré des athées aussi dévots et des matérialistes aussi mystiques ! C’est ainsi que, jusqu’à ces derniers temps, trompés par ces efflorescences de la surface allemande, connaissant mal ou ne prenant guère au sérieux les réalités du sous-sol, nous tenions l’Allemagne du myosotis, de la métaphysique et des légendes pour l’Allemagne réelle, et il a fallu les amères expériences dont nous sortons à peine pour nous habituer à l’idée que le trait caractéristique de l’Allemand est précisément de joindre l’idéalisme théorique le plus quintessencié au positivisme pratique le plus calculateur, la sentimentalité rêveuse à la sécheresse, et l’amour de l’humanité à la haine cordiale du voisin. Bien innocent celui qui viendrait maintenant nous vanter la simplicité et la générosité allemandes !

Je suis loin de contester que tout n’a pas été faux dans nos illusions, et que l’Allemagne elle-même, sans s’en rendre compte, a changé sous l’influence de cet esprit prussien, qui n’est allemand qu’en partie, et qui a su très habilement tourner à son profit la grande passion de l’unité nationale. Ou plutôt il me semble évident que, si nous idéalisions trop l’Allemagne d’il y a trente ans, celle-ci démentait moins que l’Allemagne contemporaine les jugemens que nous portions sur son génie et son caractère. Il y aurait un intéressant travail d’ensemble à faire sur les phénomènes d’ordres divers qui attestent les changemens accomplis depuis lors, sous l’action de causes multiples. Aujourd’hui nous nous bornerons à signaler celui qui s’est révélé dans les dispositions philosophiques de l’Allemagne. Il ne s’agit déjà plus de la guerre déclarée à l’hégélianisme pur comme à toute métaphysique par les sciences expérimentales. L’Allemagne est restée au fond sympathique aux travaux de la pensée philosophique ; mais, tandis que les grands systèmes de la première moitié du siècle se résolvaient le plus souvent dans un optimisme serein, complaisant même pour l’erreur et le mal, au point que, d’après Hegel, il suffisait qu’une chose existât pour être relativement légitime, on dirait que, par un étrange retour d’idées, la seule philosophie désormais acceptée par l’opinion allemande est le pessimisme, d’après lequel il suffit au contraire qu’une chose