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s’il est d’improbation, il s’y joint malgré moi je ne sais quoi de repoussant ; je dis non trop sèchement. On a vu que dès le début je m’étais éloigné même de M. Mounier et de son respectable ami l’archevêque de Vienne, parce que je ne les trouvais pas dans ma mesure ; on verra par là combien de fautes du même genre j’ai à me reprocher. » O candeur ! ô délicatesse ! que dirait-il, le noble lutteur si prompt à s’accuser, que dirait-il de nos polémiques présentes ? Il répéterait avec tristesse ces maximes qui reviennent tant de fois sous sa plume, et qui, malgré leur simplicité, n’ont jamais l’air d’un lieu-commun, tant on y sent la forte saveur de l’expérience : soyez toujours ferme sur les principes, mais ne blessez personne, n’irritez personne, ne repoussez le secours de personne.

Quand c’est la société même, et non plus telle ou telle forme de gouvernement, qui est en cause, quand il s’agit de vie ou de mort pour la propriété, pour la liberté, pour la justice, pour la philosophie, pour la religion, pour le droit d’être homme et de vivre selon sa conscience, il semble que les questions soient nécessairement simplifiées ; to be or not to be. D’un côté les ouvriers de la vie, de l’autre les ouvriers de la mort ; ici les conservateurs, en face les destructeurs ; rien de plus simple, la lutte ne permet pas d’équivoque, et chacun doit reconnaître son drapeau. Eh bien ! non ; le drapeau de l’ordre social n’a pas encore rallié ceux qui ont intérêt à le défendre. Il y a des drapeaux de partis, de familles ; c’est à ceux-là qu’on s’attache, et on oublie le drapeau de la France ! Comment expliquer de telles divisions en face de si grands périls ? Elles tiennent souvent aux motifs les plus misérables. On ne veut pas suivre telle ou telle voie, même avec l’espérance du succès, parce qu’on doit y rencontrer un adversaire de la veille. Voici une mesure qui serait utile au pays ; oui, sans doute, mais nous nous garderons bien de la voter, elle est soutenue par des hommes qui nous ont combattus avant-hier. Malouet a vu de près les mêmes fautes en des circonstances mémorables. Quelques semaines avant le 10 août 1792, Lafayette, prévoyant les catastrophes prochaines, fait proposer au roi de venir se mettre à la tête de l’armée. Il est sûr de ses troupes comme Luckner, son collègue, est sûr des siennes. Que le roi se rende au milieu d’elles, aussitôt tous ceux qu’épouvante la violence des jacobins, tous ceux qui veulent la monarchie sans la séparer des réformes de 1789, c’est-à-dire la majorité du pays, reprendront confiance et cesseront de s’abandonner à tous les hasards. C’est l’avis de Malouet, c’est l’avis de M. de Montmorin, qui se chargent de recommander au roi le plan du général et de l’introduire lui-même auprès de la reine. La reine le reçoit avec froideur, avec aigreur, lui marquant de la façon la plus amère qu’elle n’attache aucun prix à ses idées et n’accorde aucune créance à ses protestations de dévoûment.