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à la condition d’être interprétée et appliquée par ceux qui l’avaient faite. Bien des esprits sincères étaient déjà revenus de leurs erreurs ; ils eussent profité de l’expérience et corrigé leur œuvre avec une autorité qui n’appartenait qu’à eux. Seuls, les jacobins et les aristocrates forcenés (je répète l’expression de Malouet) étaient intéressés à ce que les constituans ne fissent point partie de la nouvelle assemblée. Robespierre en avait fait la motion expresse ; quand le décret fut mis aux voix, M. d’André, qui présidait, fut tout surpris de voir que la droite se levait avec la gauche pour le faire passer sans discussion. Les jacobins savaient que la constitution, privée de ses défenseurs naturels, ne tarderait point à détruire la royauté ; les aristocrates espéraient que le renversement de toutes choses ramènerait forcément l’ancien régime. C’était déjà la doctrine perverse que les fanatiques de nos jours ont exprimée en ces termes : traverser la Mer-Rouge pour atteindre la terre promise. Comment des esprits sensés ont-ils pu être dupes d’une telle manœuvre ? « Je l’ai été comme les autres, » dit loyalement Malouet, et la seule excuse qu’il invoque, c’est la lassitude et le dégoût. Ses forces morales l’abandonnèrent un instant, sa raison et sa volonté fléchirent ; il était impatient de fuir l’odieuse mêlée, de ne plus être ni acteur, ni témoin : défaillance bien pardonnable chez le vaillant lutteur, et qui ne fut pas de longue durée ; à peine le décret voté, Malouet sentit l’énormité de la faute commise, et comprit que la royauté était perdue.


III.

Il est impossible de lire ces Mémoires sans que la pensée soit constamment ramenée aux choses présentes. Nous n’avons pas besoin d’aller jusqu’au bout du récit, de considérer le rôle de Malouet auprès de Louis XVI tant que dura l’assemblée législative, d’assister avec lui à la journée du 10 août, de le suivre en exil, de le reconduire en France, de le voir, sous le consulat et l’empire, rendu à ses travaux administratifs et contribuant à la gloire du pays. On peut s’en tenir à ce qui concerne l’assemblée constituante ; il n’est pas un jour de cette grande période, pas une page de ces confidences qui ne nous fournisse des rapprochemens inattendus.

La première indication que j’y trouve, c’est la conviction si profonde chez Malouet que toute idée de retour à l’ancien régime est une folie, une criminelle folie. Sur ce point, il ne craint pas de se répéter ; on voit que c’est là pour lui à toute heure une préoccupation irritante. Il n’hésite pas non plus à exprimer sans ménagement cette patriotique impatience. Cet homme si grave, si mesuré, si respectueux des sentimens d’autrui, quand il songe à l’entêtement des absolutistes, quand il les montre prêts à tout détruire