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président et le prient de vouloir bien en proposer la lecture en séance publique. Le président était Bureaux de Puzy, esprit honnête, aimable, « qui pensait comme nous, dit Malouet, mais qui n’osait pas toujours être de son opinion. » Il lit l’adresse et devine aussitôt qu’il y aura des tempêtes. L’adresse est une critique hardie de tous les actes de l’assemblée ; c’est à peine si ses deux collaborateurs, M. de Clermont-Tonnerre et Malouet, ont pu lui faire admettre quelques phrases d’exorde marquant sa déférence pour l’assemblée. Il a trouvé ce ton-là trop suppliant ; dès la première page le censeur apparaît. Il juge de haut, il parle en maître. C’est une leçon de politique pratique adressée à des rêveurs qui perdent l’état. L’assemblée pourra-t-elle supporter ce langage ? N’importe ; la lettre est pleine d’idées justes, de conseils salutaires. Bureaux de Puzy s’engage à en proposer la lecture.

La séance vient de commencer, c’est le 30 mai 1791. Bureaux de Puzy est au fauteuil. Dès qu’il annonce une lettre de l’abbé Raynal, une immense acclamation salue le nom du philosophe. Quand le bruit s’est un peu apaisé, le président essaie d’ajouter quelques mots, il veut dire, il dit en effet : l’assemblée sera peut-être étonnée des censures que l’auteur a mêlées à ses hommages. On ne l’écoute pas, on couvre ses paroles, on semble croire qu’il veut modérer l’enthousiasme de la gauche ; alors ce devient une frénésie. Lisez ! lisez vite ! Gris forcenés, gestes impérieux, rien n’y manque, pas même le piétinement usité, dit Malouet, dans les grandes occasions. Enfin l’écrit de l’abbé Raynal est remis au secrétaire, qui monte à la tribune. Un silence profond s’établit. Les premiers mots, les complimens de l’exorde, ceux qui ont été insérés par M. de Clermont-Tonnerre et dont l’abbé ne voulait point, ravissent la majorité de l’assemblée. Quel honneur pour les constituans de recevoir ce solennel hommage du patriarche de la démocratie ! on ne doute pas en effet que l’hommage ne continue jusqu’au bout ; mais voici des restrictions, des regrets, des blâmes ; qu’est-ce à dire ? L’étonnement se peint sur bien des visages. On se regarde, on s’indigne, des murmures se font entendre. Cependant on est persuadé que, si le philosophe a cru devoir faire ces concessions au parti monarchique, c’est pour insister avec plus de force sur les grandes œuvres de la constituante. Nullement ; il n’est question que de ses fautes. Elle a cru régénérer la France, elle va la perdre. Son œuvre ne durera pas, l’édifice sans fondement croulera au premier vent d’orage… Oh ! alors, il n’y a plus d’illusion possible ; c’est à la droite d’applaudir, à la gauche de s’indigner. Aux bravos des uns répondent les ricanemens des autres. Le patriarche n’est qu’un radoteur. Enfin on n’y tient plus. Vingt députés se lèvent et réclament la parole. Rœderer