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ont souvent une supériorité marquée sur ceux récemment découverts. Puisque celui-ci est la propriété d’une dame, je pense qu’elle le devrait porter elle-même ; ce serait dommage de le donner à un homme. Avant donc de faire l’ouvrage que vous m’avez commandé, j’attendrai de nouveaux ordres. »

— À merveille ! dit la comtesse après avoir lu cette lettre. Mon cher docteur, dites à votre joaillier d’exécuter ma commande. Je voudrais que mon cadeau valût cent mille francs.

— Peste ! s’écria Vibrac, il fera bon s’appeler Jean dans cette maison le 24 juin prochain.

Cette année-là en effet, les voisins s’entendirent avec Antoinette pour fêter la Saint-Jean avec plus de magnificence qu’à l’ordinaire. On fit venir de Marmande un feu d’artifice. On dansa dans le parc, dont l’accès fat ouvert aux paysans. Le matin, la comtesse, aux aguets, entra chez son mari au moment où il s’habillait, et lui offrit une cravate neuve en soie bleue, qu’il s’empressa de mettre à son cou. Lorsqu’il en eut fait le nœud et croisé les deux bouts : — Il vous faut une épingle pour les attacher, dit Antoinette en présentant la petite boite en vernis-Martin.

Le comte examina le diamant, et demeura comme saisi de la beauté du cadeau. La comtesse fixa elle-même l’épingle sur la cravate bleue, et, reculant d’un pas, elle battit des mains en s’écriant : — Oh ! que cela vous va bien ! que je suis contente ! vive M. le cardinal !

Louvignac se mira dans une glace, regarda sa femme avec des yeux humides, et les deux époux s’embrassèrent. Au dîner, tous les hommes étaient en cravate blanche, hormis le comte, paré de son épingle. On admira le diamant, dont l’origine fut racontée. On but à la mémoire du cardinal Du Bellay. Le docteur Vibrac se grisa au dessert et récita un compliment en vers dans le patois du poète Jasmin. Les carrosses ne sortirent de la cour du château qu’au point du jour. Cette fête laissa dans l’esprit du petit George des souvenirs ineffaçables. Pour la première fois, on lui avait permis de veiller. Les lanternes vénitiennes et le feu d’artifice l’avaient transporté dans un monde féerique, dont il chercha les traces le lendemain sur l’herbe foulée. Il n’y trouva que des piquets de bois et des bouts de carton noircis. Le diamant seul brillait encore sur la cravate de son père. George ne pouvait en distraire ses yeux. Il lui sembla qu’une étincelle du bouquet de feu s’était changée en pierre, et fixée à jamais sur la poitrine de l’heureux châtelain dont on célébrait la fête. En se rappelant tout ce qu’on avait raconté du cadeau fait par sa mère et les félicitations des convives, il en tira cette conclusion que le comble du bonheur était de posséder un