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étant belle et sans ressources, a échappé heureusement aux dangers d’une telle situation en tombant dans les mains d’un honnête homme. Telle est l’histoire que m’a faite mon ami. Cette personne a du moins le mérite de rester fidèle à l’un des coquins les plus laids et les plus misérables qui soient en Europe, et, étant bien née, elle n’a pas les manières que comporte sa position, laquelle est d’ailleurs, selon lui, aussi sainte et aussi honnête que pourrait l’être un mariage légal, »


Sir Gilbert, rejoignant sa famille à Bath, amena avec lui Mirabeau ; mais cet hôte paraît y avoir eu assez peu de succès.


« Il a fait une cour si vive à Harriett (lady H. Harris, depuis lady Malmesbury), qu’il espère séduire en moins d’une semaine ; il a si totalement pétrifié ma John Bull de femme, qui ne comprend pas plus un Français que la servante Molly ; il a si fort effrayé mon petit garçon en voulant le caresser, il s’est emparé de moi si absolument depuis le déjeuner jusqu’au dîner, et il a tellement surpris tous nos amis, que j’ai peine à les faire revenir favorablement sur son compte. »


Quelques mois plus tard, quand Mirabeau annonça aux Elliot qu’il irait les voir à Minto, l’impression produite était encore si forte que lady Elliot supplia qu’on lui fît préparer deux chambres chez le garde-chasse, déclarant que rien au monde ne l’obligerait à l’admettre sous son propre toit. Voici encore ce que sir Gilbert écrit à son frère Hugh à propos de cet étrange personnage.


« Mirabeau, quoique son talent ait prodigieusement grandi, est toujours aussi despote dans la conversation, aussi disgracieux de manières, aussi laid de figure et difforme de tournure, et, avec tout cela, aussi suffisant, que quand nous l’avons connu à l’école il y a vingt ans. Je l’aimais pourtant alors et toi aussi, quoiqu’il avoue que tu te fâchais souvent contre lui, étant moins que moi disposé à accueillir ses prétentions excessives. « 


Mirabeau resta en Angleterre jusqu’au printemps de 1785. On trouve dans ses mémoires une lettre adressée à Mme de Nehra, alors à Paris. Cette lettre, dans laquelle il décrit, avec l’emphase qu’on lui connaît, les dangers que vont courir les habitans de Londres menacés de la peste, se termine ainsi : « .. Je ne suis pas Anglais, mais je suis homme, et quiconque ne perd pas la tête est homme public au jour des fléaux. Elliot est si bien mon frère, je lui dois un dévoûment si entier et si tendre, et il se serait trouvé dans un embarras si terrible, seul d’homme dans sa famille, surchargé de femmes et d’enfans, que je n’aurais pas eu le courage de l’abandonner. » Le piquant de l’histoire, c’est qu’un faux bruit avait seul donné lieu à l’explosion de ces beaux sentimens qui semblent toujours déclamatoires