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et humanité, de si loin qu’on leur montre une petite brèche faite au principe de l’immutabilité des types spécifiques, accourir pour s’y précipiter avec leurs belles doctrines déployées et tous les nouveaux axiomes de logique et de morale qui en sont le cortège obligé, espérant pénétrer par là dans le sanctuaire de la science dont il leur a jusqu’à présent fermé l’entrée[1]… » Ainsi parle un croyant doublé d’un homme de science, mais du savant qui peut écrire les propositions suivantes : « L’observateur qui étudie les faits a besoin d’une lumière pour éclairer sa voie ; sans cela il marche comme un aveugle et à tâtons. Cette lumière ne lui viendra pas des faits purement matériels, puisqu’il en a besoin pour les connaître et les juger ; elle ne pourra lui venir que des sciences métaphysiques. Selon moi, l’observateur qui veut marcher d’un pas assuré dans la route qu’il doit parcourir doit prendre toujours la philosophie pour guide et la théologie pour boussole. » Toute l’œuvre se ressent de ce ferment d’esprit dogmatique qui lui donne une saveur étrange et corrompt, sans que l’auteur s’en rende compte, ses meilleures intentions de rester sur le terrain de l’expérience. Une confiance hautaine, un ton tranchant, une argumentation serrée, mais ardente, un secret mépris de l’adversaire, l’usage trop commode d’attribuer à des erreurs de fait ou d’observation les objections embarrassantes, tout cela perce dans cet écrit remarquable, où l’on sent qu’une foi profonde anime des convictions tout d’une

  1. De l’Origine des diverses variétés ou espèces d’arbres fruitiers. C’est dans ce mémoire que M. Jordan a exposé doctrinalement ses idées sur l’espèce, qui sont d’une nature essentiellement métaphysique. Pour M. Jordan, les êtres véritables sont non pas ceux que nous voyons et touchons, mais bien les entités métaphysiques, les formes essentielles, qui sont les causes cachées, primordiales et immuables, des phénomènes accessibles aux sens. « Ce qui fait qu’un être existe, qu’il est soi et non un autre, ce qui le détermine, c’est sa forme : toute substance n’est donc autre qu’une forme essentielle, c’est-à-dire un type, une espèce… Toute forme est représentée et reproduite numériquement dans le monde à l’état d’individu et avec une certaine figure ; le monde n’offre donc à nos yeux que des individus chez lesquels la forme spécifique se trouve unie à la forme individuelle ou principe d’individualité qui les distingue entre eux et fait que l’un n’est pas l’autre. Le fond commun, identique chez tous ceux qui représentent une même forme spécifique, c’est l’espèce. » Le genre, selon M. Jordan, est une conception purement idéale qui n’exprime que des rapports d’espèces. — C’est le réalisme du moyen âge, borné cette fois à l’espèce au lieu d’être étendu à des catégories supérieures de genre, de classe, etc., et transporté sans hésitation dans les sciences d’observation, d’où l’esprit des Galilée, des Newton et des Lavoisier semblait l’avoir à jamais chassé. Pour nous, qui reconnaissons à tous les systèmes le droit de se produire et de se défendre, nous restons fidèles à l’esprit moderne en considérant les individus comme des êtres, et l’espèce, le genre, comme de pures conceptions de la pensée, ce qui n’exclut pas du reste l’idée d’un plan idéal et de types rationnels cachés sous les phénomènes, mais ce qui n’enferme pas d’avance la pensée du créateur dans les cadres inflexibles d’entités immutables. La loi de mutabilité des formes sensibles, le transformisme est aussi compatible avec un plan divin que l’est la loi de l’immutabilité.