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interne déjà renfermée en puissance dans l’embryon et qui persiste toujours, alors même qu’elle semble dominée par la pression des forces extérieures. Les déterministes les plus décidés eux-mêmes, tels que M. Claude Bernard, ceux qui, comme Lamarck et Darwin, ont fait la part très large à l’action modificatrice des milieux sur les formes extérieures des êtres, ceux-là même ont laissé à la plante une direction innée d’évolution qui sauve les individus des modifications trop brusques et ne subirait de déviation notable que par une série prolongée d’actions lentes et successives. Il n’est pas plus extraordinaire de voir deux formes de la même espèce de plante se développer l’une près de l’autre que de voir le blanc et le nègre coexister sur le même sol et sous le même climat, et cette coexistence n’implique pas mieux la diversité spécifique de ces deux types d’hommes que la coexistence des deux formes d’alyssum n’implique leur valeur comme espèces.

Tout ce qui précède s’applique aux plantes sauvages. En abordant maintenant les plantes soumises à la culture, nous examinons de plus près ce qui fait le fond du système de M. Alexis Jordan, savoir la théorie de l’espèce primordiale, immuable, réalisation d’une idée divine prise à l’origine des choses.

Le 14 décembre 1852, lorsque M. Jordan, connu seulement comme descripteur de plantes, lut devant l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, son mémoire sur l’Origine des variétés ou espèces d’arbres fruitiers, les temps étaient mûrs pour la reprise de la grande bataille sur l’espèce. M. Naudin venait de publier des considérations qui préludent à beaucoup d’égards à la théorie de Darwin. Dunal avait mis au jour les observations d’Esprit Fabre, concluant à la transmutation de l’œgilops, graminée sauvage, en froment. L’idée transformiste se réveillait, grosse de conséquences qui pouvaient échapper aux esprits superficiels, mais que d’autres, plus sagaces, savaient en tirer dans le sens de leurs sympathies ou de leurs implacables répulsions. M. Jordan fut au nombre de ces derniers, et son manifeste, — car le mémoire cité a cette portée, — fut non pas seulement l’exposé d’une théorie, mais la défense du dogme de l’immutabilité des espèces. « Indépendamment des botanistes attardés, il y a toute une école, vivant jusqu’ici dans les abstractions et les chimères, qui est impatiente de pouvoir enfin prendre pied sur le terrain de l’expérience. Les partisans de la philosophie de l’identité absolue sentent tous de quelle importance il serait pour eux que la variabilité de l’espèce fût démontrée par les faits, puisque leurs théories recevraient ainsi la consécration de l’expérience, qui leur a toujours manqué. Aussi voit-on tous les adorateurs du Grand-Tout, de ce dieu qui est à la fois nature