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ce n’est plus seulement cinquante-trois, c’est deux cents espèces environ d’erophila que je reproduis par semis chaque année. Toutes par exception se conservent parfaitement identiques sans hybridation, sans modification aucune, les individus d’une même forme n’offrant jamais d’autre différence que celle de la taille, suivant qu’ils sont plus ou moins nombreux dans un même espace de terrain ou que le sol en est plus ou moins fertile[1]. » C’est très bien, dirons-nous à M. Jordan : vos deux cents espèces sont permanentes ; mais sur quels caractères avez-vous établi leur autonomie ? Est-ce sur le fruit, sur les feuilles, sur l’inflorescence, sur tout cela combiné ? Par quel miracle de langage arriverez-vous à rendre comparatifs et différentiels les signalemens de ces deux cents formes, reposant sur des nuances subtiles ? Etes-vous sûr de reconnaître demain celles que vous aurez étudiées la veille ? Et pour des profanes comme nous de la vieille école, pour les novices dans la botanique, faudra-t-il renoncer à parler de l’erophila verna avant d’avoir sué toute une journée pour savoir quels de vos erophila trichoscopiques sont en question ? Certes nous ne refusons pas à M. Jordan le don de savoir saisir et noter des différences même légères ; mais, quand on sait qu’il a cru voir deux ou trois espèces dans les fragmens d’inflorescence pris sur le même pied d’asphodèle, on peut bien émettre un doute sur la valeur spécifique de ses deux cents espèces d’erophila.

Un des argumens que M. Jordan invoque surtout en faveur de l’autonomie de ses espèces, c’est qu’on les trouve croissant en société, mélangées les unes aux autres dans le même espace de terrain, et conservant néanmoins l’intégrité de leurs caractères distinctifs. Ces formes ne sont donc pas les résultats de l’action du sol ou du milieu ambiant, en d’autres termes ce ne sont ni des variétés dites locales (régionales, si l’on veut), ni des variations superficielles dues à des circonstances tout extérieures. L’auteur insiste même sur ce fait, que des espèces rarissimes, telles que l’alyssum pyrenaicum, crucifère fruticuleuse, connue sur un seul rocher inaccessible des Pyrénées orientales (à Font de Comps, près de Pradzes), lui a présenté deux formes distinctes qu’il a lieu de croire des espèces. Il cite des exemples analogues tendant à prouver que les espèces réputées les plus uniformes se résoudront en espèces multiples. Or que vaut cet argument de la persistance des formes affines (et pourtant distinctes) en mélange sur le même bloc de terrain ? Il prouve une chose que nous sommes prêts à concéder : c’est que la force qui donne à chaque individu sa forme propre est une force

  1. De l’Existence en société des espèces affines, p. 13.