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de ne pas être frappé de l’impassible rudesse avec laquelle elle exerce son office de censeur. Pour maintenir aux ouvriers le droit de s’associer, pour vouloir, en dépit des excès où ils peuvent se laisser aller, qu’ils conservent la liberté de leurs mouvemens, pour être prêts, advienne que pourra, à écouter leurs griefs et à y faire droit, les Anglais sont d’une magnifique générosité à laquelle la France a souvent rendu hommage. Et cependant leur économie politique nous fait l’effet d’une froide lame d’acier. Travailler suivant ses facultés et recevoir suivant ses besoins, voilà l’extrême expression de la tendance française ; l’école anglaise au contraire irait plutôt à dire : chacun pour soi et Dieu pour tous ! Tout dernièrement encore, à l’occasion de la grève des laboureurs et de la coalition des fermiers, le Pall-Mall s’exprimait ainsi sur la défaite des premiers : « Il n’y a pas à parler en cette affaire de justice ou d’injustice ; chacun a défendu ses intérêts. Si les laboureurs ont été battus, c’est qu’ils avaient mal apprécié leurs ressources ; à eux d’en porter la peine et d’en profiter pour l’avenir. » Je conçois que des peuples étrangers à l’éducation et aux mobiles de l’Angleterre soient choqués de ce langage. Pour des esprits qui font passer en première ligne les bonnes intentions et qui sont portés à raisonner par des il faut et des notions de droit, cette rude économie politique semble tout simplement ériger l’égoïsme en loi ; mais regardons à l’effet qu’un tel enseignement ne peut manquer de produire, et nous reconnaîtrons vite qu’il renferme aussi une morale des plus fortifiantes. Il ne nie pas le devoir, seulement il ne supprime pas l’inévitable. Il ne veut pas dire que l’individu ne soit pas tenu devant Dieu et devant sa conscience d’être charitable et généreux, seulement il ne permet pas que notre idée de ce qui devrait être nous cache ce qui est. Tout en laissant debout le principe qu’il sera beaucoup demandé à celui qui a beaucoup reçu, il maintient le fait que le monde est un champ de bataille où se disputent des forces opposées. En définitive, cela habitue les hommes à être virils ; cela ne leur laisse pas oublier qu’il ne s’agit point de pérorer sur les devoirs de leurs voisins ou sur ce que l’état devrait faire pour eux, que leur rôle est de prévoir ce qui est inévitable et de compter sur eux-mêmes, que chacun enfin a charge de défendre ses propres droits en face de la justice de Dieu et de la société, comme chacun a charge de combattre pour ses besoins en restant dans les limites de l’équité.

J’ajouterai encore que le principe de discipline rayonne jusque dans les domaines les plus éloignés de la vie sociale. Esthétique, critique littéraire, manière d’écrire l’histoire et d’apprécier la conduite des personnages historiques, discussion des actes du gouvernement et commérages quotidiens, tout est législatif et critique,