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femmes, que l’on a débarqués en douane, se détache un être n’ayant plus de sexe, un spectre vivant sans valeur marchande, et qui, abandonné, se traîne, cherchant un coin pour mourir. Les yeux démesurément dilatés, la bouche grimaçant le sourire de la mort, il est suivi des rires et des railleries des nègres et des esclaves, comme lui venus autrefois de la côte, et que le séjour à Zanzibar dans la domesticité a engraissés. Pendant l’épidémie du choléra 1869-1870, un crime le plus souvent prévenait ce spectacle hideux. Lorsque les nègres venus de Quiloa et devant acquitter la prime d’entrée à la douane de Zanzibar étaient gravement atteints et qu’on les évaluait au-dessous de la taxe à payer, tandis que d’autre part leur présence à bord eût fait mettre la barque en quarantaine, les négriers les jetaient vivans à la mer. Un membre de la mission anglicane a été témoin du fait ; nous-même avons relevé, sur le chemin de Nasimoya qui longe la mer, une femme qui avait eu la force de gagner le rivage et de se traîner jusque-là. Elle put prendre sur-le-champ quelque aliment, et elle fut recueillie par le supérieur de la même mission, l’évêque Toser, survenant à ce moment.

Devant de tels actes, le sang-froid n’est pas possible, on ne consent pas à en demeurer témoin, ou s’accuse presque de complicité, si l’on n’y met violemment un terme, on se sent le dépositaire des droits de l’humanité humiliée et révoltée ; mais à l’œuvre surgissent les difficultés. Zanzibar n’est qu’un entrepôt, un marché ; des 30,000 esclaves qui y seraient amenés, 3,000, 4,000 au plus, sont conservés dans l’île et dans les possessions voisines qui en dépendent. Supprimer l’esclavage, ce n’est pas supprimer le marché, qui se transporterait ailleurs. On s’occupa d’abord du plus pressé, c’est-à-dire des conditions d’embarquement des esclaves. Une mesure, due surtout à l’intervention du gérant du consulat d’Angleterre, de qui relève le fermier des douanes, Hindou protégé anglais, avait mis fin à ces horreurs. Les nègres payaient le droit non plus au port d’arrivée, mais au port d’embarquement. Dès lors il y avait tout intérêt à n’amener que des gens assez robustes pour supporter le voyage, et, s’il en était de gravement malades, il n’y avait plus lieu de s’en débarrasser.

Zanzibar n’est qu’une étape ; les esclaves sont achetés pour être conduits en Égypte, en Arabie, en Turquie, en Perse ; ils doivent encore être entassés sur une barque, dirigés par des gens qui naviguent le long de la côte, qui s’étudient avant tout à éviter les croisières, subissant toutes les conséquences d’une imprévoyance qui serait le comble de l’inhumanité, si les propriétaires ne devaient eux-mêmes en souffrir. Heureux ceux d’entre ces esclaves qui sont maintenus à Zanzibar ! Le pays est riche, le climat égal, le travail modéré. La ville retentit constamment de gaies chansons ; les portefaix, les bateliers, les petits marchands, ont leurs refrains ; les ouvriers, enfans