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ouvertement thésaurisé. Il fallait donner à pleines mains cet argent gagné avec si peu de peine. D’ailleurs ce qui entrait dans les caisses des fermiers demeurait, à tout prendre, éventuel et aléatoire ; sur un caprice, sur un besoin, le roi en pouvait disposer. Que de fois l’abbé Terray, sans respect des contrats, en changea brusquement les termes ! Il suffisait d’un désir des favorites pour qu’on forçât les coffres-forts les mieux gardés. Se voyant exposés à des avanies de ce genre, les fermiers prenaient les devants ; ils appliquaient à leurs propres dépenses, à leurs fantaisies, à leurs acquisitions domaniales, ces fonds, qui étaient exposés à tant de convoitises. De là vient sans doute que, parmi ces hommes voués de père en fils depuis plus d’un siècle au maniement de l’argent, il en est peu qui aient fait souche et se soient survécu par quelques établissemens de banque. Quand, sous l’empire, les besoins de la circulation eurent rendu ces établissemens nécessaires, ce fut à la Suisse et à l’Allemagne que la France les demanda surtout, et plusieurs maisons de cette origine et de cette date subsistent encore, tandis que le personnel des fermes s’est pour ainsi dire anéanti.

Ce que nous venons de dire, ces goûts de gentilshommes, ces instincts de prodigalité, ne s’applique d’ailleurs qu’aux grands jours de la ferme, quand elle comptait comme une puissance et pouvait faire avec un certain orgueil le dénombrement de ceux qui figuraient parmi ses tributaires ; aux approches de la révolution, rien de pareil. Ce n’est qu’un corps humilié qui n’a plus de conditions à faire et subit celles qu’on lui impose. Turgot lui a porté les premiers coups avec l’esprit d’équité qu’il apportait en toute chose ; Necker eut la main plus rude et acheva la déchéance par un dépouillement d’attributs. Dès ce moment, le ton change, la trempe des caractères aussi : ce ne sont plus les mêmes hommes, ce n’est plus surtout le même esprit. En relevant la liste des victimes que l’accusateur public envoya à l’échafaud, on cherche en vain un de ces personnages qui ont compté, fût-ce par leurs défauts, on ne trouve que des noms insignifians. Certes ces hommes sont dignes de regrets, mais il n’y a rien à en dire, si ce n’est pour Lavoisier, qu’on ne saurait trop mettre dans un rang à part, et le marquis de La Borde, qui mérite une mention. Commençons par de La Borde.

Au témoignage des contemporains, la vie de cet homme n’avait été qu’une longue suite de bienfaits et d’actes utiles. Né dans le Béarn, il avait fait sa fortune en Espagne, une de ces fortunes qui dépassent les désirs les plus ambitieux et qu’il avait mise, lorsqu’elle fut bien consolidée, au service de la France. Dans la guerre de sept ans, quand le trésor était à sec, il avait ranimé les services en souf-