Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/306

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les eût connus ni en bien ni en mal ; leur mort seule, en frappant une compagnie entière, pouvait leur ménager une mention fugitive dans l’histoire.

Quant au procès en lui-même, avec deux hommes comme Fouquier-Tinville et Coffinhal, qui ne tenaient compte ni du nombre ni de la qualité des parties, il devait être et fut promptement mené. Un accusateur public et un président si bien dressés, un jury trié sur le volet, comment ne pas aller vite ? La défense n’était plus qu’une formalité illusoire ; tout homme traduit était un homme condamné. Les fermiers-généraux le furent comme tant d’autres l’avaient été et devaient l’être encore. Le tribunal se départit même de ses usages pour faire cette fois une assez large mesure. Cinq séances furent employées dans les interrogatoires et les plaidoiries, celles des 19, 22 et 25 floréal, 12 prairial et 4 thermidor an II (7, 10, 13 mai, 31 mai, 23 juillet), et voici le résultat général de cette douloureuse instance : 34 fermiers-généraux étaient condamnés à la peine de mort et à la confiscation, 46 autres étaient décédés avant le travail des réviseurs chargés des désignations finales, 4 seulement survécurent, parmi lesquels le fermier-général Verdun, un bon patriote au témoignage de Fouquier-Tinville, qui lui donna publiquement ce certificat. M. Alfred Lemoine ajoute que plusieurs adjoints, entre autres MM. Delaage fils et de La Hante neveu, avaient été compris dans la poursuite. Un décret du 19 floréal, rendu sur la proposition de Dupin, statua que ceux qui pourraient justifier, par un certificat des réviseurs, qu’ils n’avaient eu aucune espèce d’intérêt dans ces baux seraient mis hors des débats, ce qui eut lieu pour de La Hante et Delaage.

Malgré toutes ses iniquités, la sentence emportait par son texte même une sorte de réparation à la mémoire des victimes. Il n’y était plus question de malversations ni de concussions, d’aucun de ces griefs qu’un comité de subalternes avait amassés ; il s’agissait d’un crime commun alors à tous les bons citoyens, aux aristocrates, aux suspects, comme on les nommait. On accusait les fermiers-généraux, en vertu d’un article du code pénal, de manœuvres et d’intelligences avec les ennemis de la France, tendant soit à leur livrer des villes, forteresses, ports, vaisseaux ou magasins, soit à leur fournir des secours en hommes, argent, vivres et munitions, etc. C’était absurde, mais une notable portion des classes opulentes était traitée sur ce pied-là ; ce n’était plus odieux ni déshonorant. En marchant à l’échafaud, les condamnés n’avaient donc reçu de la loi aucun stigmate ; ils y montèrent avec une grande fermeté ; seul, Lavoisier se sentit pris d’un regret. Déjà deux fois ses amis l’avaient arraché à la mort, qui sut reprendre sa proie ; au dernier moment, il revint à la charge, et de la part d’un tel homme et à un tel moment