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s’entr’ouvrent de mystérieuses profondeurs. Les pacages veloutés brillent d’une lueur d’émeraude parmi les sapins noirs contre lesquels les flots d’or d’un océan de blé semblent se briser, pour se répandre ensuite sans entrave jusqu’à la ligne rosée de l’horizon et encore au-delà.

Dans cette immensité jaunissante se glissent rivières et ruisseaux pareils à des serpens argentés, et se noient les villages comme autant de navires dont une tour d’église formerait le mât. Des bandes et des points blancs brodent les rubans bleus qui dans un incommensurable lointain semblent flotter au pied des montagnes. Le soleil de sa chaude lumière créatrice inonde les deux mondes de l’Orient et de l’Occident : ici l’Europe épuisée, décomposée comme les pierres qui s’émiettent à nos pieds, avec ses peuples courbés sous tous les maux qu’enfantent la richesse et la caducité ; il n’est rien qu’elle n’ait scruté, classé, défini ; cependant l’éternelle Isis la regarde en pitié de ses milliers d’yeux impénétrables ; là au contraire ce jeune Orient qui recueille d’une oreille enfantine les mystères que la création lui révèle, qui les presse amoureusement contre son cœur pénétré de la puissance de la nature et d’une foi profonde dans une destinée immuable, arrêtée de toute éternité ; aucun passé ne pèse sur lui, aucun souvenir ne le tourmente, il attend l’avenir sans espérance folle, mais aussi sans crainte.

Mes compagnons étaient descendus depuis longtemps, et j’étais encore là enchaîné par un charme. Au-dessous de moi, j’avais laissé la fumée des villages, les vapeurs pestilentielles des villes, la fiévreuse et tourbillonnante fourmilière humaine, la propriété, la guerre, la haine, le meurtre et le pillage, tout ce monde fardé avec ses riantes misères. Le vieux haydamak disait vrai : ce n’est que dans les montagnes qu’on trouve la paix, dans les hautes régions où ne fleurit plus que la pauvre mousse sur le rocher aride, où le cœur humain ne pourrait longtemps respirer, car chacun de ses battemens ne veut-il pas dire querelle, discorde, agitation, poursuite,… et après quoi ?.. Ici s’arrête le domaine des vivans, ici règnent les puissances élémentaires et primitives, la mort ! — Tout mon être s’est engourdi, il me semble devenir pierre parmi les pierres. Soudain une voix humaine me réveille et produit sur moi l’impression délicieuse d’un bruissement de source dans le désert.

— Il est temps ! prononce le vieux haydamak, pareil lui-même à une pierre majestueuse et grise, il est temps, répète-t-il de sa voix chaude et pénétrante en se séparant avec lenteur du rocher sur lequel il est assis ; descendons vers la race de Caïn.


SACHER-MASOCH.