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On se coucha comme on put. Les dames disparurent dans la paille, le professeur s’était couché de tout son long sur un banc, les mains jointes comme un de ces chevaliers que nous voyons sur les sarcophages de pierre ; le chirurgien ronflait. Quant à moi, le récit du vieux brigand m’avait trop agité pour qu’il me fût possible de dormir. Une fois dans la nuit, un chant lointain, mais assez distinct, frappa mon oreille :


« Et ils trouvèrent Dobosch gisant — Dans son sang, sur la terre, — Sept blessures au cœur, sept à la tête.

« Et il leur dit : « Ce rameau-là — Pousse en quelque lieu qu’on le plante. — Frères, ne vous fiez jamais à une femme, — Ou vous finirez comme moi. »


Fatigué de mon insomnie, je me levai sans bruit et sortis. Des nuages blancs voguaient au clair de la lune, les étoiles scintillaient comme des étincelles éparses.

— Il est minuit, dit une voix, regarde le Chariot.

Peu après, les pâtres sortirent du staj l’un après l’autre et se dirigèrent vers une hauteur d’où la vue s’étendait immense au-dessus du parc. Longtemps ils gardèrent le silence, tête nue, le visage tourné du côté de l’orient. Enfin le watachko commença : — rochers lointains ! ô mer ! mer froide, mer bleue, mer lointaine ! — Et tandis que les premières rougeurs de l’aurore effleuraient le ciel, ils récitèrent tous ensemble la prière : tzar céleste ! — puis marchèrent lentement, solennellement, dans le même ordre, droit au ruisseau voisin où la lune mirait sa face d’argent, pour se baigner eux-mêmes le visage en vrais Orientaux. Ensuite l’un d’eux prit le trembit, et, le watachko ayant dit : — Sonne, fier légionnaire ! — le signal mélancolique et guerrier renvoyé par toutes les gorges environnantes retentit à trois reprises. À la même heure, tous les bergers des montagnes houzoules se rappellent l’antique patrie au bord de la mer, et prononcent les mêmes paroles, de sorte que de toutes les cimes des Carpathes, au loin, plus près, du nord au sud, de l’est à l’ouest, l’appel du cor réveilla des répons comme un écho infini.

Les bergers retournèrent au staj solennellement, comme ils en étaient sortis. Je ne sais quand je m’endormis, mais il est certain que le vieux haydamak m’éveilla lorsque le jour répandait déjà autour de nous ses flots de clarté vermeille, que j’allai me mettre à l’affût dans le bois voisin avec Hrehora et que je tirai un coq de bruyère. Au retour, je trouvai les dames dehors en train de déjeuner et de caresser les chevreaux d’Atanka. Partout vibrait la joyeuse musique du matin. Nous prîmes congé de nos hôtes et tournâmes la tête des chevaux vers la Tchorna-Hora. Atanka et son fiancé le chasseur nous accompagnaient.