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il appela au secours, et le poltron grimpa dans le grenier comme un écureuil, puis tira l’échelle après lui. J’aurais pu dévorer sa femme qu’il n’eût pas fait d’autre effort que de prier pour sa pauvre âme. Apollonie prit sérieusement la plaisanterie ; sans hésiter elle me saisit au cou à l’aide de la fourche dont elle s’était armée, me poussa contre le mur et m’y retint prisonnier. — Hé ! cria-t-elle à son mari, descends, j’ai attrapé l’ours ; aide-moi vite à le tuer ! — Que croyez-vous que répondit le brave homme ? — Si tu as sans moi attrapé l’ours, ma chérie, tu pourras aussi le tuer sans moi. — Eh bien ! dis-je, Apollonie, vous recevez amicalement vos hôtes ! C’est moi… — Elle se mit à rire et me lâcha. Quelque temps après son mari, regardant par la fenêtre du grenier, vit dans la chambre l’ours assis à côté de sa femme. — Apollonie, qu’est-ce que cela veut dire ? il ne te dévore pas ? — Tu vois, il ne mange que ton souper. — Oh ! sorcière que tu es ! s’écria Berezenko, je l’ai toujours dit que tu allais à Kief sur un manche à balai. Que Dieu me protège ! — Et avec un signe de croix il courut se cacher au fond du grenier.

Nous eûmes tout loisir de nous entretenir, et cela se renouvela dans des temps mieux choisis ; mais Apollonie n’en appartenait pas moins à un autre. C’est ce qui me fit haïr les hommes, et je souffrais d’obtenir en mendiant les baisers comme un morceau de pain. Je fis tout pour ne pas la rencontrer ; je me cachais dans les rochers comme un hibou, je vivais de racines comme un ermite. Grâce à ce régime, j’acquis la force d’âme du brigand. Au village, j’étais un agneau, mais dans les solitudes de la montagne, en voyant les fourmis mettre en pièces l’escargot, le renard étrangler le lièvre, le faucon déchirer les petits oiseaux, j’eus moi-même le cœur d’un loup et la conscience d’un aigle.

De tristes temps survinrent ; mes parens étaient vieux, malades. J’enterrai mon fusil, j’allai travailler, n’importe ! nous ne pouvions payer les impôts. Et la sainte église sait, elle aussi, vous tirer de la poche la dernière obole. Tu viens de naître, on te baptise, cela coûte de l’argent ; tu prends femme, toujours de l’argent ; tu meurs, et pour t’ensevelir encore plus d’argent. Mon père mourut, il nous fallut emprunter au Juif pour payer le prêtre. C’est comme cela ! Puis vinrent des disettes, on mangeait du pain d’avoine et de terre. Enfin nous en arrivâmes à cette extrémité qu’on voulut nous enlever notre champ, notre cabane. Ma mère en prit tant de chagrin qu’elle mourut. Elle me donna sa bénédiction auparavant sans savoir pour quel métier elle me bénissait. La voici donc gisante avec son doux visage presque souriant, une croix dans ses mains jointes, et auprès d’elle, pour la pleurer, moi seul sans un liard pour payer l’enterrement. Quand j’eus pleuré à souhait pendant toute la nuit,