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n’auraient pas même la liberté du cœur, si nous n’avions pour eux répandu notre sang et celui des autres. Eh bien ! croyez-moi, je ne voudrais échanger contre rien au monde ces souvenirs de fidélité, de lutte et de douleur ! — Il retomba dans sa rêverie.

— N’y a-t-il plus de brigands ? demanda Mlle Lodoïska après quelques instans de silence.

— Des brigands ?.. — Le vieillard haussa dédaigneusement les épaules. — Il y a des vauriens, des drôles vulgaires, qui détroussent les voyageurs, mais des brigands comme il faut, il n’en existe plus depuis 1848.

— Qu’appeliez-vous dans ce temps-là un brigand comme il faut ? demanda le professeur.

— Un honnête garçon qui allait dans la montagne non pas poussé par la cupidité, mais par la haine contre les oppresseurs de l’humanité, par l’amour de la liberté.

— J’entends de pareilles choses pour la première fois, dit le professeur. Parlez-nous donc, s’il vous plaît, de ces haydamaks.

— Que raconterais-je ?.. Ce sont des histoires sauvages et sanglantes… — Il hésita de nouveau.

— Nous vous en prions… tous…

— Père, ajouta Hrehora, pour nous aussi c’est une fête de t’entendre. Quel serait le plaisir des Houzoules, sinon la guerre et les récits guerriers ?

— Eh bien ! si vos seigneuries l’ordonnent, dit le vieillard en bourrant sa pipe, je vais donc vous raconter cela.

Nous nous pressâmes autour de lui en retenant notre haleine. Il se fît un silence pendant lequel on n’entendit que le pétillement du feu sacré, puis le vieillard soupira, s’inclina par trois fois, et commença en ces termes.


IV.

— Ainsi vous voulez savoir ce qu’étaient les haydamaks, ce qu’ils ont fait, comment ils ont vécu et comment ils sont morts ? Moi, je ne suis pas un savant capable de vous expliquer cela d’après les vieilles chroniques ; je suis de ceux qui ont porté eux-mêmes le fusil au dos, qui ont mené la guerre dans les montagnes, qui peuvent dire : — J’ai vu, — rien de plus. — Mon avis, c’est que le soleil en a vu aussi se balancer à la potence plus d’un qui était un brave homme. Vous allez dire : — Ce vieux coquin veut justifier des assassinats. — Ne vous hâtez point de juger. Tenez, mes seigneurs, ce n’est pas notre affaire, à nous autres paysans, de lire des livres, mais on se raconte les uns aux autres des choses qui se