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— Obrok ? Il est encore le premier à sauter dans le Jourdain, répliqua le curé.

— Dans le Jourdain ? qu’entendez-vous par là ? demandèrent les dames.

— Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de la consécration de l’eau le jour de la fête des Rois ? Eh bien ! quand le prêtre et le peuple se rendent en ce saint jour à la rivière voisine, où l’on pratique une ouverture à coups de hache dans la glace pour y faire descendre la croix et bénir l’eau, les gens du peuple, qui nomment ce lieu le Jourdain, puisent de l’eau bénite, se lavent le visage, et, rangés en longues files, reçoivent l’aspersion que leur donne le prêtre. Nos Houzoules tirent en cette circonstance des coups de fusil et de pistolet ; les plus pieux et les plus hardis plongent dans le fleuve par l’ouverture béante en souvenir du baptême de Notre-Seigneur.

Notre guide ne tarda pas à rentrer dans le costume guerrier des Houzoules ; sa chemise courte, sans col, richement brodée de fleurs de couleurs et attachée par une petite boucle en laiton, ne descendait que jusqu’aux hanches, de sorte qu’à chaque mouvement le corps hâlé était visible des deux côtés de la ceinture. Les larges culottes de drap bleu étaient serrées à la naissance des bas rouges, et les pieds, d’une finesse remarquable, chaussés de hodaki en cuir cru[1]. Par-dessus la veste brune ouverte retombait un sardak[2] amaranthe, garni comme un dolman de galons bleus sur les épaules. La poitrine, superbe, était défendue par une sorte de cuirasse romaine ; quatre larges bandes de cuir ornées de métal s’y entre-croisaient. À la ceinture étaient passés les pistolets, le poignard, et suspendues par des chaînettes la vessie remplie de tabac, la petite pipe de bois à couvercle de cuivre et la pierre à fusil. Du côté gauche s’accrochait la torba brodée, du côté droit la corne à poudre garnie de clous de cuivre et d’os. Sur la poitrine le haydamak portait une grande croix de laiton. Le fusil sur l’épaule, son large feutre enjolivé de boutons, de pièces de monnaie et de plumes d’aigle, enfoncé sur le front, il tenait à la main son topor, cette arme menaçante qui rappelle la hache des licteurs.

— Ah ! que c’est magnifique ! s’écria la jeune Polonaise éblouie, c’est véritablement chevaleresque ! — Et elle se mit à jouer avec la corne à poudre et les petites chaînes, tandis que Mlle Lodoïska se tenait à distance respectueuse. — Quel terrible aspect ! murmura-t-elle à son tour, les yeux fixés sur les bas rouges du Houzoule. Romantique sans doute, un vrai costume de brigand,… n’a-t-il pas l’air d’avoir marché dans du sang ?

  1. Souliers lacés.
  2. Le surtout des Houzoules.