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son père dans la conduite de son atelier. Ce qui le soutenait, c’était sa passion pour le trésor de légendes conservé par la tradition populaire. Très jeune déjà, il avait commencé à les recueillir. Toujours à pied par monts et par vaux, il savait par ses manières simples et franches gagner la confiance des paysans et se faire répéter les contes gais ou fantastiques que leur avaient légués leurs ancêtres. De concert avec Jœrgen Moe, son ami et compagnon d’études, il présenta en 1840 à ses compatriotes les prémices de ses recherches. Plusieurs recueils ont suivi le premier à diverses époques ; le dernier a paru en 1871. Ce qui domine dans les contes de cette nouvelle collection, c’est l’humour, — une sorte de goguenarderie naïve où la gaîté entre pour une plus forte dose que l’esprit. Tout en respectant le fonds primitif et la couleur nationale, M. Asbiœrnsen a su façonner ces récits et y imprimer comme un cachet personnel qui leur donne une certaine unité. Ses « contes populaires » sont remarquables par le talent avec lequel il met ses personnages en relief et par ses poétiques descriptions de la nature, qui font sentir et comprendre le mystère de la forêt, le murmure du ruisseau et la solitude de la montagne. Il a exercé une heureuse influence sur la littérature norvégienne, d’abord en signalant les côtés caractéristiques de la vie du peuple et en inspirant aux écrivains le goût des sujets nationaux, ensuite par son style d’une simplicité qui trahit l’artiste. M. Asbiœrnsen ne s’est pas d’ailleurs borné au rôle de conteur ; il a fait paraître une série d’ouvrages sur les sciences naturelles, l’agriculture, l’industrie de la tourbe, la sylviculture, et même sur la cuisine et la conduite d’un ménage ; sa Cuisine raisonnée a fait presque autant de sensation dans les pays de langue Scandinave que son roman maritime Ydale, qui est en partie une satire dirigée contre certaines coutumes surannées que conserve encore la marine de ces pays. Ajoutons que ses nombreux voyages lui ont fourni l’occasion de découvertes importantes relatives à la vie animale au sein des mers ; c’est ainsi qu’en 1853 il a trouvé au plus profond du fiord de Hardanger une magnifique astérie à laquelle il donna le nom de brisinga, et qui est comme une descendante directe du monde animal qui vivait à l’âge de la craie. En 1858, M. Asbiœrnsen a été nommé conservateur des forêts, position qu’il occupe encore. Conteur hors ligne et vulgarisateur consommé, il a autant fait pour instruire ses lecteurs que pour les charmer. C’est avec raison que son biographe A. Larsen dit de lui : « Son talent est une plante qui vit en plein air et dont la tige solide porte non-seulement des fleurs embaumées, mais aussi des fruits utiles, agréables, salutaires et fortifians. »


Le directeur-gérant, C. Buloz.