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D’Aïssé, pas un mot dans la Correspondance du chevalier Daydie, pas même un vague souvenir. Jamais héros de roman ne fut plus mal choisi. Il n’y a pas un grain de fantaisie dans ce bon esprit lucide et sain. Il voit juste et écrit fort bien à ses heures, avec l’élégance aisée, l’exquise politesse des gens de qualité au dernier siècle, mais il est par humeur le plus superficiel des hommes. Il effleure toutes choses, il fuit l’étude, redoute la peine. Nulle ambition. Outre son titre de chevalier, il avait pourtant un grade dans les gardes-du-corps et de puissans protecteurs à la cour ; le dauphin l’avait remarqué ; la reine Marie Leczinska lui donna des preuves particulières de sa bonté : aussi, sans le savoir, n’a-t-elle pas eu de plus dévoué sujet que l’obscur chevalier de Malte. Néanmoins, avant cinquante ans, il prend sa retraite, il s’en va vivre dans les grasses et fertiles campagnes du Périgord, tantôt à Vaugoubert, chez son frère, tantôt chez sa sœur, à Mayac, et il n’existe plus que pour l’amitié, la chasse et les dindes truffées.

Et en effet, comme l’écrivait Montesquieu au chevalier Daydie, que peut-on faire en plein Périgord ? On ne peut aller là que pour manger des truffes. Le chevalier ne dit pas non ; il reconnaît qu’il « s’empâte » dans l’oisiveté, qu’il croupit dans la paresse et ne pense guère plus qu’une souche. Son imagination ne s’étend pas plus loin que ses sens. « Mon premier objet, disait-il, c’est de me bien porter : c’est là le but de toute ma philosophie. » Aussi se gouverne-t-il comme un prélat. Mère, sœur, fille, gendre, frères, neveux et nièces lui témoignent, lui inspirent les sentimens les plus tendres ; il ne voit et n’entend que des choses douces ; il se laisse vivre délicieusement et savoure, les yeux demi-clos, les plantureuses voluptés d’une existence abondante, innocente et tranquille. Plus de lectures : il doit toujours lire les ouvrages qu’on lui envoie de Paris ; jamais il n’en trouve le temps. Ses citations latines ou françaises sont presque toutes inexactes, quand elles ne sont pas fausses. Un faucon qui meurt ou se casse une aile en fondant sur une perdrix, un lièvre qu’on n’a pu forcer, un cuisinier qui gâte un ragoût, voilà « les grands désastres » du chevalier Daydie. Un bon cuisinier (il se plaint de n’avoir que des empoisonneurs) lui semble « un article très important. » Tous les matins il monte à cheval ; l’après-dînée, il joue à quadrille avec ses frères, au volant avec ses nièces, et porte sur ses épaules, à la chèvre morte, son petit neveu. Puis il fait aller les soufflets de forge et tourne la roue pour son frère le chevalier de Ribérac : « C’est surtout dans ce dernier article que j’excelle, c’est là mon vrai talent. Chacun a les siens que Dieu départit comme il lui plaît, et souvent sans aucun souci de l’état auquel nous nous destinons. Quand on tua Néron, il disait que c’était dommage de faire périr un si bon musicien, un si grand joueur de flûte ! Moi, quoique je ne sois pas empereur, j’avertis, pour qu’on ait quelque regret de moi quand je mourrai, qu’on perdra un très bon et très diligent tourneur de roue. »