Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

française où se heurtaient tous les contrastes, de cette société toujours extrême dans ses enthousiasmes, crédule jusqu’à la folie, sceptique jusqu’au nihilisme, anti-cléricale et catholique, royaliste et révolutionnaire, qui a connu tous les désastres et toutes les gloires. Ce qui frappe avant tout quand on suit à travers les âges la longue série de nos romanciers et de nos conteurs, c’est de voir l’idéal se retirer lentement devant la science, l’infini se voiler aux regards des hommes et la civilisation traîner après elle les désenchantemens du réalisme. Au Xe siècle, nous voyons Roland mourir en embrassant les reliques qui sanctifient la garde de son épée et les anges descendre du ciel pour emporter son âme, au XIIIe les mouches du paradis viennent pétrir leur miel dans la main d’Asseneth ; mais déjà la voix criarde des trouvères se mêle à l’éternel hosanna, et par une lente transformation nous arrivons des miracles de Gautier de Coinsy à Marivaux, du drame splendide de la chevalerie à Jacques le fataliste.

Aujourd’hui le roman est encore, comme au XVIIIe siècle, la branche la plus féconde et la plus populaire de notre littérature. Monopolisé sous l’empire et la restauration par un petit nombre d’écrivains, il a pris vers 1830 un développement extraordinaire, et ce n’est point forcer les chiffres que de porter en moyenne à deux cents le nombre des livres nouveaux qu’il produit chaque année. Malheureusement l’art a été trop souvent remplacé par le métier, et si quelques écrivains se sont maintenus dans les hautes sphères, s’ils ont donné des rivaux à Le Sage, à l’abbé Prévost, à Rousseau, à Bernardin de Saint-Pierre, d’autres, en trop grand nombre, au lieu de s’en tenir à l’étude du cœur humain, aux divertissantes fantaisies de l’imagination, ont exploité les plus tristes scandales, ou se sont adressés aux plus mauvaises passions. Si le curé de village qui dans les Joyeux devis confesse les maçons et les bergers venait leur dire en parlant d’une gravité grande : « Or çà, mes amis, je sais bien que vous avez de belles franchises, et qu’il faut être avec vous débonnaire et bénin, mais les bonnes gens vous accusent de plusieurs grands méfaits. Avez-vous point été superbes et ambitieux au-delà de ce qui sied aux gens de votre état ? avez-vous pas fréquenté les truands, les houlliers, les femmes folles de leur corps ? avez-vous point cherché à tenir vos frères en haine au lieu de paix et concorde ? avez-vous point travaillé par empirement de raison et mauvais conseils aux grandes destructions qui ont désolé ce pauvre pays de France ? » combien en est-il qui pourraient, comme les bergers ou les maçons, répondre : Nenni ?


CHARLES LOUANDRE.