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une foule de gens qui le croyaient sur parole. De grands seigneurs se ruinaient à payer des charlatans qui promettaient de leur faire voir le diable. Les jansénistes sacrifiaient des oies et se barbouillaient avec leur sang pour attirer les rayons vivifians de la grâce efficace : on croyait aux chiens sorciers, aux vampires, aux miracles du diacre Paris, à la pierre philosophale, au baquet de Mesmer, et, quand on suit dans leur enchaînement toutes les folies qui se succèdent d’année en année depuis la régence jusqu’à Louis XVI, on comprend que les charlatans de la politique aient poussé sans peine aux folies sanglantes de la terreur un peuple habitué depuis un siècle à se laisser duper par les charlatans de la science et de la théurgie.

Quand nous lisons aujourd’hui les fantaisies ébouriffantes du comte de Caylus, les Apologues orientaux de l’abbé Blanchet, Aline, reine de Golconde, du chevalier de Boufflers, nous ne pouvons nous empêcher de faire un retour sur nous-mêmes, et de dire, en tournant le dernier feuillet : Décidément, en fait d’esprit, ces gens-là étaient nos maîtres. Ils l’étaient également dans la poésie légère, les contes en vers en sont la preuve.


IV.

Du moment où l’on tenait une plume, on se croyait obligé, pour parler le langage du temps, de tenir en même temps une lyre. Tout écrivain devait au public une épigramme, un madrigal, un conte ou une chanson, et les œuvres de ce genre surabondent. Dorat, Grécourt, Piron, le pseudo-abbé de Colibri, Florian, Gresset, le chevalier de Nigris, Imbert, Du Cerceau, des Fontaines, Grouvelle, Saint-Marc, Pons de Verdun, marchent, en boitant souvent, sur les traces de La Fontaine, et il y a là toute une littérature, fort peu connue, qui donne la mesure de la poésie des salons, dans son expression la plus agréablement futile. Renfermés dans un cadre étroit et toujours écrits avec une grande facilité, les contes en vers participent tout à la fois de la satire et de l’épigramme. Les femmes y jouent les principaux rôles, comme dans les fabliaux, mais elles n’ont plus l’effronterie et la vulgarité des anciens types. Ce sont des coquettes fardées et musquées qui pratiquent avec élégance l’art d’aimer, de Gentil Bernard, des bergères en bas de soie, en souliers à boucles d’argent, qui écoutent les timides aveux de Lubin ou de Sylvain. L’amour n’est plus le dieu terrible qui met le poignard aux mains de Clytemnestre et la torche aux mains de Didon, c’est un espiègle aimable et spirituel qui taquine les mousquetaires, les abbés et les nonnes : c’est le maître des cœurs. Seulement ses flèches ne les traversent plus, elles ne font que les effleurer, et leur pointe s’émousse