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qui a trop souvent déteint sur les meilleurs écrivains de leur époque. Florian est l’inventeur des filles qui restent, comme Claudine, des modèles de vertu tout en se laissant séduire, et Marmontel, l’inventeur des femmes acariâtres qui deviennent aimables et douces rien que pour plaire à leurs maris, des femmes du monde qui renoncent aux plaisirs, aux bals, à la parure, pour ne s’occuper que de leur ménage et de leurs enfans. Acélie, l’héroïne de l’un des Contes moraux, offre dans ce dernier genre un type accompli d’invraisemblance. Elle commence par aider son mari, Mélidor, à manger la plus grosse part d’une grande fortune ; mais, comme elle est douée d’une âme sensible, elle se ravise un beau matin, se corrige elle-même et ramène au bien son infidèle époux. Celui-ci, fasciné par une courtisane en vogue, lui avait souscrit pour cinquante mille écus de billets. Acélie va trouver l’impure, elle s’adresse à sa sensibilité, et la subjugue par le charme de la vertu. L’impure, attendrie jusqu’aux larmes, tombe à ses genoux, la remercie de sa visite et lui rend les billets. Du boudoir de la courtisane, Acélie se rend dans le cabinet du premier ministre ; elle obtient ses bonnes grâces sans lui accorder les siennes, chose rare sous Louis XV, et, quand elle a mis ses affaires en ordre et réalisé les débris de sa fortune, elle s’occupe de donner à Mélidor les goûts simples de l’agriculture. L’heureux couple se retire dans une petite ferme qu’il avait laissée en friche au temps de ses folies mondaines. Mélidor se consacre tout entier à sa femme, à ses enfans, à ses bœufs et à ses moutons. La nature, qui n’est jamais ingrate, lui donne la sensible joie de voir les terres qui deux ans auparavant « languissaient abandonnées » se couvrir de moissons, de troupeaux, de bois et d’herbages. Quand Acélie eut l’honneur de revoir le premier ministre, il la salua par ce compliment flatteur : « vous êtes le modèle des femmes ; puisse votre exemple faire sur les cœurs sensibles l’impression qu’il a faite sur le mien ! »

La publication des Contes moraux donne lieu à une remarque assez curieuse au point de vue de l’histoire littéraire. Le privilège du Mercure avait été cédé à Boissy, auteur dramatique plus que médiocre qui était tombé dans une extrême misère. Les articles n’arrivaient pas, et le journal ne pouvait paraître. Marmontel composa les contes pour servir les abonnés, et c’est là l’origine du roman-feuilleton. Ce genre nouveau, en faisant son entrée dans le monde, s’était annoncé comme le défenseur de la morale et de la vertu. On sait comment il a depuis rempli son programme.