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en mer pour s’en éclairer, le pilote se mit à deux genoux et confessa que le nain du prince Chevelu, ayant perdu les bottes de son maître, l’avait conjuré de jeter l’ancre, tandis qu’il les irait chercher. En attendant son retour, les quatre princes firent, au sujet de cet événement, de belles réflexions sur l’instabilité des grandeurs humaines. » Après quelques autres incidens où leurs altesses donnent de nouvelles preuves de l’étendue et de la variété de leurs connaissances, les voyageurs débarquent en Mauritanie, fort étonnés « qu’une si courte navigation n’avait pas été plus longue. » Tandis que les uns se rendent au palais du sultan, Griffonio va faire visite aux chiens. Le soir, on se met à table ; un ambassadeur arrive, on lui demande des nouvelles d’un danseur de corde tué d’un coup de pistolet, et de savantes discussions s’engagent pour prouver que mort et trépas ne sont pas synonymes. Le lendemain, on monte à cheval ; on prend un cerf dix cors. Griffonio en présente le pied droit : on lui soutient que c’est le pied gauche, et son altesse « se met dans une colère tellement altérée qu’elle boit quinze ou seize grands coups de suite pour se remettre. » Le troisième jour fut donné à la poésie, et l’on envoya par une frégate légère des madrigaux à la reine d’un état voisin ; le quatrième jour, on reçut la réponse, et le prince Griffonio la critiqua vivement, sous prétexte qu’il n’en comprenait pas les expressions ; le cinquième, on se rendit sur le port pour voir aborder trois gros bâtimens chargés de princes tributaires qui venaient rendre leurs hommages au sultan de Mauritanie ; le sixième, les tributaires s’en retournèrent ; le septième, grande chasse et long souper ; le huitième, on fit quelques couplets, et le neuvième on s’embarqua pour l’Europe. Ainsi se termina le voyage des illustres passagers du Visionnaire, et l’on ne saurait mieux peindre la vie princière dans cette triste époque de la régence, où le plus sûr moyen de se déconsidérer dans le grand monde, c’était de travailler, d’étudier et d’apprendre.

L’Ile frivole et l’Année merveilleuse, de l’abbé Coyer, rentrent dans le même courant d’idées que le Voyage en Mauritanie. Économiste éminent en même temps qu’observateur plein de finesse, l’abbé Coyer est à peu près oublié aujourd’hui, car la renommée, comme la fortune, a d’étranges caprices ; mais il ne mérite pas moins d’être placé au premier rang des hommes qui ont pressenti la révolution. Il sait ce qu’il en coûte aux peuples comme aux individus quand ils oublient que la vie a un but plus noble et plus élevé que la richesse, le bien-être matériel, la satisfaction des sens, les amusemens futiles, et, pour ramener ses contemporains aux préoccupations sérieuses, il trace de leur légèreté, de leur insouciante imprévoyance, la satire la plus aimable et la plus piquante. L’Ile frivole, c’est la France avilie et ruinée, fardée et musquée,