Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/205

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

écrivains français. Sous Louis XV, ils quittent le midi pour le nord, l’Espagne pour l’Angleterre, et peut-être aurions-nous eu des maîtres dans nos voisins, si Lesage, l’abbé Prévost, J.-J. Rousseau, Voltaire, Bernardin de Saint-Pierre, ne leur avaient opposé les chefs-d’œuvre d’observation, de passion, d’ironie, d’analyse profonde qu’on appelle Gil Blas, Manon Lescaut, la Nouvelle Héloïse, Candide, Paul et Virginie. Comme les comédies de Molière, les fables de La Fontaine, les tragédies de Corneille, ces livres éclatans sont entrés dans la postérité ; ils resteront les contemporains de tous les âges ; ils appartiennent à tous les peuples, comme Don Quichotte, et comme lui ils parlent toutes les langues. Ils n’est pas un lecteur français qui ne les connaisse, pas un critique qui ne leur ait consacré quelques pages ; nous n’avons donc point à y revenir ici, car nous ne pourrions que répéter ce qui a été dit vingt fois, et nous nous bornerons à les saluer en passant, pour étudier à côté et au-dessous d’eux le mouvement général de la littérature d’imagination au XVIIIe siècle, comme nous l’avons fait ici même pour le moyen âge et l’époque de Louis XIV[1].


I.

Il faudrait tout un volume pour reproduire les titres des romans publiés durant la période qui s’étend de la régence à 1789. Le genre historique inauguré par Mlle de Scudéry est représenté dans la première moitié du siècle par des écrivains de troisième ordre, complètement oubliés aujourd’hui et bien dignes de l’être. Les personnages qu’ils mettent en scène sont aussi ridicules que Faramond et le grand Cyrus ; il faut arriver à Mme de Tencin, à Marmontel et à Florian pour rencontrer des œuvres qui trouvent encore quelques rares lecteurs, ce qu’elles doivent bien moins à leur valeur propre qu’à la réputation dont elles ont joui dans leur temps, car les admirations littéraires se perpétuent comme les préjugés. Le Bélisaire de Marmontel, publié en 1767, eut un immense succès. Censuré par la Sorbonne, qui n’y découvrait pas moins de trente-sept impiétés, condamné, comme l’Emile, par l’archevêque de Paris, il fut défendu par Voltaire ; c’était plus qu’il n’en fallait pour lui faire une grande réputation au moment où l’opinion publique réclamait énergiquement la liberté de la pensée ; mais aujourd’hui qu’il n’est plus soutenu par l’anathème, c’est encore lui faire une belle place que de le classer au second rang des médiocrités estimables. Du reste, ce n’est pas dans les romans historiques qu’il faut chercher l’originalité

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1873 et du 1er  mars 1874.