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au sultan et au vice-roi des Indes pour demander des secours contre les Russes. De Constantinople comme de Calcutta, on lui avait répondu qu’il devait faire les sacrifices nécessaires pour obtenir la paix. Cependant le peuple, excité par les mollahs, refusait d’admettre que la sainte Bokhara dût s’humilier devant les infidèles. Mozaffer-Eddin dut faire les préparatifs de guerre, bon gré mal gré. Au mois de mai 1868, Kauffmann, au lieu d’attendre l’ennemi, se mit en campagne ; il rencontra l’armée bokhariote à Serpoul, dans la vallée du Zerefchan, la mit en déroute et, le lendemain, fit son entrée dans Samarcande, qui avait fermé ses portes aux troupes battues de l’émir. Il s’éloigna ensuite pour soumettre d’autres forteresses du voisinage, ne laissant derrière lui qu’une faible garnison. Le beg de Sheri-Sebz reprit alors cette ville ; la garnison russe, réfugiée dans la citadelle, ne fut sauvée que par le prompt retour du général en chef. En réalité, la guerre était finie. L’ancienne capitale de Timour, l’un des foyers de la religion musulmane, restait aux mains des Russes.

Cependant le sort de cette antique cité ne fut pas fixé tout de suite. Le traité de paix donnait aux négocians russes toute liberté d’aller et venir dans la Bokharie ; il réduisait à 2 1/2 pour 100 le taux des droits de douane sur les marchandises importées, il fixait une contribution de guerre d’un million de francs. Il sembla d’abord que les Russes gardaient Samarcande comme garantie de paiement. Deux ans se passèrent ainsi ; puis on prétendit que les Européens y avaient pris pied, que leurs intérêts seraient compromis par le départ des troupes impériales. Enfin, à l’automne de 1870, le général von Kauffmann annonça définitivement que Samarcande était incorporé dans le Turkestan russe. Outre que cette ville est importante de nos jours par le chiffre de sa population et par son histoire, elle occupe une situation topographique que les conquérans ne peuvent négliger. Le peu d’eau que débite le Zerefchan est absorbé par les canaux d’irrigation pendant la saison chaude. Alors, si les cultivateurs des environs de Samarcande abusent de leurs droits, ceux de Bokhara sont affamés ; les prairies se dessèchent, les jardins maraîchers deviennent stériles. En un mot, Bokhara ne subsiste que par la tolérance du gouvernement auquel appartient le haut de la vallée. Cela étant, les Russes ne pouvaient abandonner une conquête que personne d’ailleurs n’était en mesure de leur disputer, Mozaffer-Eddin moins que tout autre.

Cet infortuné souverain, victime des fautes commises par son père Nasroulah plus encore que des siennes, avait eu la guerre civile après la guerre étrangère. Exaspéré par des défaites qu’il attribuait à la trahison, le vieux parti musulman accusait l’émir de faiblesse et de lâcheté parce qu’il pactisait avec les infidèles. En même