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le pied sur le territoire russe, et Tchernaïef se hâta d’occuper la vallée du Syr-Daria en amont de Tachkend jusqu’à Chinaz, sous le prétexte qu’il y a là des plaines fertiles et bien cultivées dont les récoltes étaient nécessaires pour l’approvisionnement des garnisons. Khouda-Yar-Khan, auquel appartenait ce territoire, ne fit pas d’opposition. Jugeant bien quelle était sa situation en face des Russes, il leur adressa des protestations d’amitié, et, grâce à cette conduite prudente, il resta possesseur de ce qui subsistait de l’état de Khokand.

Entre Mozaffer et les Russes, l’affaire semblait trop vigoureusement engagée pour se terminer autrement que par la guerre. Il est à croire que le gouvernement de Saint-Pétersbourg s’inquiéta de cette nouvelle lutte en perspective, d’autant que s’attaquer à l’émir de Bokhara, le chef spirituel de l’Asie centrale, c’était entamer une guerre religieuse dont l’issue n’était pas certaine. Il fut donc décidé de tenter une dernière démarche de conciliation. Sur la fin de l’année 1865, Tchernaïef fit partir pour Bokhara une ambassade pacifique à la tête de laquelle était le conseiller Struve, fils de l’astronome bien connu, avec trois officiers. En réalité, cette démarche était fort imprudente, car on sait que les potentats asiatiques se moquent assez des immunités diplomatiques. En effet, les quatre membres de la mission russe furent enfermés dès leur arrivée à Bokhara. Mozaffer annonça qu’il les relâcherait quand son khodja serait revenu de Saint-Pétersbourg. Là-dessus Tchernaïef se mit en route, en février 1866, avec 14 compagnies d’infanterie, 600 cosaques, 16 canons, en tout 1,700 hommes environ, et un convoi de 1,200 chameaux. Il avait l’intention d’occuper le fort de Djizak, qui commande les défilés par lesquels on passe du Khokand dans la Bokharie. La contrée était dépourvue d’eau, de bois, de fourrage et de vivres. Le général avait mal calculé ses approvisionnemens, Djizak était mieux défendu qu’il ne le supposait. Il se vit donc obligé de battre en retraite, sans le moindre désordre d’ailleurs et sans éprouver de pertes sérieuses. Néanmoins c’était un succès pour Mozaffer-Eddin, qui se crut plus que jamais en état de résister aux Européens.

En conséquence de cet échec, Tchernaïef fut disgracié. Son successeur, le général Romanofski, arrivait dans le Turkestan au printemps de 1866. La situation de cette province était, parait-il, quelque peu compromise. Il s’y trouvait à peine 13,000 hommes de troupes en tout, dont un quart au plus dans les avant-postes autour de Tachkend pour recevoir le premier choc des armées bokhariotes. Le trésor était vide, l’administration civile des districts récemment conquis existait à peine. Les colonnes mobiles de l’émir harassaient les petites garnisons de la frontière. Cependant, au mois de mai,