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pour l’entretien des garnisons. Dans l’état où ses dernières conquêtes l’ont mise, la Russie a enfin atteint une frontière stable ; elle est en face d’un milieu social plus compacte, mieux organisé. Elle a atteint la limite géographique où l’intérêt et la raison lui prescrivent de s’arrêter. Quel motif aurait-elle au surplus d’étendre davantage son territoire ? Outre qu’elle possède déjà plus de provinces qu’il ne lui en faut, elle sait que le commerce est l’élément essentiel de la civilisation. Elle veut donc vivre en paix avec ses nouveaux voisins, et ne faire usage de la force qu’autant que la justice l’exigera.

Par malheur, ces belles théories étaient déjà démenties par les faits au moment même où le prince Gortchakof les émettait, tant est puissant l’entraînement qu’exerce l’esprit de conquête sur un général victorieux. Quel besoin en effet les Russes avaient-ils d’occuper la ville de Tachkend ? Tchernaïef y était entré ; on se serait bien gardé de l’en faire sortir, quoiqu’il eût sans doute outre-passé ses instructions en cette circonstance. Au mois de janvier 1865, un ukase impérial institua la province du Turkestan, formée d’une part, aux dépens de la Sibérie occidentale, par le district de Vernoë et les steppes kirghises jusqu’au pied des montagnes neigeuses du Thian-Chan, de l’autre, aux dépens de la province d’Orenbourg, par la vallée inférieure du Yaxartes. Tchernaïef en était nommé commandant supérieur avec les pouvoirs militaires et civils les plus étendus, en raison de ce qu’il devenait responsable de la défense d’un pays presque entièrement inconnu ; Hazret-Sultan était la capitale de cette nouvelle province, dont l’ukase déterminait les limites de tous côtés, sauf toutefois vers le sud. Était-ce par ignorance géographique ou par espoir de réaliser bientôt dans ce sens des conquêtes plus étendues ? Tachkend restait cependant en dehors du Turkestan. On annonçait l’intention d’en faire une ville libre qui se gouvernerait elle-même sous le protectorat de la Russie. Cette fiction n’eut pas longue durée. Bientôt les habitans pétitionnèrent pour être annexés à l’empire ; ils craignaient, disaient-ils, que le retrait de la garnison russe ne les exposât aux représailles des souverains de Khokand ou de Bokhara. Ne nous laissons pas prendre à ces manifestations, qui s’obtiennent on sait comment. En définitive Tachkend fut réuni à la province du Turkestan et en devint même la capitale.

Comment cette extension de l’empire russe était-elle accueillie par les autres puissances ? En Europe, une seule nation avait lieu de s’en inquiéter, la Grande-Bretagne ; mais, ne pouvant l’empêcher, elle cherchait à se convaincre qu’elle y avait plus à gagner qu’à perdre. « Les Ousbegs, écrivaient les journaux anglais, sont sanguinaires et dépravés. L’état de barbarie dans lequel ils vivent rend