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c’était une démarche dérisoire, puisque les pirates de la Caspienne enlevaient cette même année des centaines de pêcheurs de nationalité russe. Sur ces entrefaites survint l’invasion de l’Afghanistan par les Anglais. On se laissa facilement convaincre à Saint-Pétersbourg que l’armée britannique allait triompher sans délai de tous les états de l’Asie centrale, qu’il ne fallait pas perdre un seul jour, si l’on tenait à partager avec elle. Sans doute Perofski, gouverneur-général d’Orenbourg, était bien aise de s’illustrer par une brillante campagne dans la vallée de l’Oxus. Des transfuges, se disant bien informés, lui assuraient que le khan, ruiné par la suppression du commerce extérieur et des droits de douane qui en découlaient, avait imposé des taxes oppressives sur les Turcomans et les Kirghiz, que ceux-ci menaçaient de piller la ville, que les habitans n’avaient nul désir de se défendre, et que les clés d’or destinées au général russe victorieux étaient déjà fondues.

Perofski avait assez d’expérience des affaires de l’Asie centrale pour comprendre que le véritable ennemi dans une guerre de ce genre, c’était le désert qu’il fallait franchir, ce n’était pas l’armée du khan. Il se disait qu’il suffirait d’arriver sous les murs de Khiva avec 3,000 fantassins et douze pièces de canon, mais qu’il fallait des forces plus considérables pour assurer sa ligne de marche et surtout une quantité de bêtes de somme pour ravitailler ses colonnes. Une fois l’expédition résolue, il fut décidé qu’elle se composerait de 4,400 hommes et 2,000 chevaux avec vingt-deux bouches à feu et un convoi de 10 à 12,000 chameaux. Dans la steppe, le chameau est bien préférable au cheval parce qu’il endure la soif, vit de presque rien et porte un chargement plus lourd. À cette époque, la route à suivre s’imposait d’elle-même. Orenbourg était la seule base d’opérations où l’on pût accumuler les hommes et les magasins. Orenbourg était, il est vrai, à 1,300 kilomètres de Khiva, ce qui supposait au moins cinquante étapes, dont un bon tiers dans le désert d’Oust-Ourt ; mais on comptait établir un dépôt d’approvisionnement dans le voisinage de la rivière Emba, presqu’à moitié chemin, et l’alimenter par Astrakan et Gourief ou par le petit poste de Mangichlak, que les Russes avaient créé précédemment sur le littoral de la Caspienne. En somme, le plan de l’expédition avait été bien étudié d’avance dans tous ses détails, à tel point que l’on avait décidé déjà de détrôner Allah-Kouli et de le remplacer par l’un des sultans kirghiz fidèles à la Russie. La chancellerie russe avait adopté cette résolution d’autant plus volontiers qu’elle redoutait quelque peu de porter ombrage à la Grande-Bretagne, et que cette solution ressemblait tout à fait à ce que les Anglais projetaient alors d’exécuter en Afghanistan, où ils allaient substituer Shah-Soujah à l’émir régnant Dost-Mohamed.