Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poste. Ce n’est plus la marine à voiles, cela ; c’est tout autre chose, mais c’est beau aussi.

Ce qui place la marine cuirassée hors de son centre, ce qui la montre le plus à son désavantage, il faut bien le dire, c’est la navigation hauturière. Ces lourdes carapaces ne sont pas propres aux aventures lointaines. Elles nous ramènent un peu à la marine des galères. Aussi bien des gens croiraient-ils le moment venu de jeter bas des cuirasses que l’artillerie, de jour en jour plus puissante, va bientôt percer. Je ne partage pas cet avis. Si vous jugez possible de combattre sans cuirasse un navire cuirassé, l’essai est facile. Je ne mets pas en doute que quelques coups de canon tirés sur des buts destinés à figurer les deux adversaires ne rangent à mon opinion ceux qui à cette heure ne la partageraient pas. Pour combattre un adversaire sérieux, il faut le combattre à armes égales, et, jusqu’à nouvel ordre, il ne saurait y avoir de parité entre le navire qui se couvre d’une armure et celui qui s’en dépouille. Le temps viendra peut-être où il n’en sera plus ainsi ; il n’est pas encore venu. Le plus convaincu de nous tous à cet égard doit être le brave officier qui commandait devant Kinbourn la Dévastation.

Il ne s’agit donc pas de changer les conditions de la lutte ; il s’agit, si j’ai bien compris, de la déplacer. Nous approchons ici d’un terrain brûlant ; je n’y poserai le pied qu’avec toutes les précautions imaginables. S’attaquer au commerce, éviter les rencontres de guerre, les grandes rencontres surtout, c’est un programme sans doute, mais tout programme qui règle la constitution de nos forces navales touche à la politique. Et ne suis-je pas en droit de vous dire : Regardez autour de vous, voyez comme toutes les marines secondaires grandissent, se font respectables par leur organisation, par leur discipline, par l’esprit d’initiative et de progrès qui les anime ? Est-ce bien le moment de songer à la guerre de course, et ne faut-il pas d’abord songer à occuper énergiquement les mers ? Quand il n’y aura plus de bâtimens cuirassés qu’en Angleterre, je voterai le décuirassement ; jusque-là, attendons. — Oui certes, j’ai confiance en notre marine. Le second empire avait beaucoup fait pour elle. Il semblait qu’il se crût tenu de racheter à cet égard l’indifférence dont on a taxé, un peu injustement peut-être, l’empire de 1804. Aussi la marine française est-elle sortie, comme la marine russe après Sébastopol, plus glorieuse et plus honorée d’un sanglant désastre. Ce n’est pas une raison pour qu’elle ferme les yeux à ce qui se passe autour d’elle. Qu’elle ait, je le veux bien, une flotte hauturière, mais qu’elle en garde d’abord une qui puisse combattre dans les mers d’Europe de pied ferme, et qui nous réponde au moins de la sécurité de nos côtes.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.