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à force de vouloir la rajeunir, nous l’avons tuée. Cet idéal du passé, si bien à sa place dans son vieux cadre Louis XV, il nous a plu de l’entourer des accessoires de la mise en scène contemporaine, et, sans voir ce qu’une pareille entreprise avait de faux et de criard, nous nous sommes payé la fantaisie de faire vivre en pleine couleur locale, en plein réalisme, des héros qui sont des types et des abstractions. Il y a plus, la tonalité du discours s’est peu à peu notablement abaissée. La tragédie veut être sinon chantée, du moins déclamée ; or maintenant on ne déclame plus, on cause, et nous voici dans l’autre excès prévu par Voltaire et tant redouté. « On est tombé depuis dans un autre défaut beaucoup plus grand : c’est un familier excessif et ridicule, qui donne à un héros le ton d’un bourgeois. Le naturel dans la tragédie doit toujours se ressentir de la grandeur du sujet et ne s’avilir jamais par la familiarité. Baron, qui avait un jeu si naturel et si vrai, ne tomba jamais dans cette bassesse. »

On est toujours l’enfant de quelqu’un ; Molière avait formé Baron, M. Mounet-Sully est l’enfant du siècle ; autant dire qu’il ne peut guère croire à la tragédie. Il la joue cependant, et même y réussit, car il a pour lui de réels avantages : le masque est puissant, le geste naturellement plastique, la voix splendide. À la vérité, trop souvent ce masque-là grimace, cette pantomime déraille, et cette voix détonne. Je vois des forces, mais confuses, et qui menacent de se perdre faute d’équilibre. Il est temps que M. Mounet-Sully s’en occupe, ou que, si l’intelligence lui manque de sa propre vocation, le théâtre, dont c’est après tout l’intérêt de pousser son talent vers sa voie, prenne l’affaire en main. Connais-toi toi-même, grave maxime en dehors de laquelle il n’y a qu’erreur et déconvenue ! M. Mounet-Sully ne se connaît pas ; son directeur, qui a charge d’âmes, le connaît-il mieux ? J’en doute presque à voir de quelle manière on emploie ses facultés. Entrer au Théâtre-Français par le portique de la tragédie était en somme une bonne attitude, et d’autant meilleure qu’elle avait commencé par faire des recettes ; mais vouloir, du jour au lendemain, transformer cet Oreste en un Jean de Thommeray, coller un habit noir sur ces épaules houleuses dont l’ample manteau de Melpomène avait jusqu’alors favorisé les mouvemens désordonnés, coiffer d’un vil chapeau ce front et cette chevelure où la bandelette sacrée a laissé son empreinte, quelle drolatique invention ! En fait d’habits noirs, il n’y en aura jamais qu’un seul que M. Mounet-Sully puisse porter avec aisance, l’habit du bâtard Antony. « Si j’écrivais pour la Comédie-Française, nous disait un des maîtres du théâtre actuel, je voudrais lui faire un rôle rien que pour utiliser ses défauts, » et il ajoutait spirituellement : « Cet homme-là est un romantique de 1830 ; il a manqué le train et nous arrive après être resté quarante ans en gare ! » Ce qui n’empêche pas qu’il n’y eût à tirer beaucoup de ces aptitudes et de ces énergies encore mal gouvernées. Quand