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ses caprices. Comme un écolier turbulent se fait mettre à la porte de sa classe pour pouvoir errer en liberté, on eût dit que Lavrard ne cherchait qu’à se faire mettre à la porte du régiment afin de pouvoir courir à son village. Était-ce le mal du pays, ou quoi? Mon oncle lui-même s’en apercevait, et, bien qu’il fût d’un naturel peu endurant, il pardonnait tout à Lavrard en faveur de son talent. — Brave homme, que la terre lui soit légère ! C’était l’artiste le moins jaloux qui fût jamais. Il prônait partout sa fameuse acquisition. De jeunes amateurs s’adressaient à lui pour qu’il décidât Lavrard à leur donner des leçons, et, quoique mon oncle jouât lui-même très passablement du fifre, il les conduisait chez son subordonné et insistait, comme un père l’eût pu faire, pour qu’il consentit à s’enrichir. Vaines prières ! Lavrard ne se souciait pas d’être riche. Sa réputation, son renom, — car toute la ville connaissait et vantait le morceau nommé par excellence le morceau du fifre, — son renom ne l’étonnait ni ne le flattait autrement. C’était une nature de pâtre rêveur et nonchalant : courir les grands bois, passer des jours entiers au bord de l’eau, jouer pour lui seul des airs de son pays, ou en composer d’inspiration, — voilà tout ce qu’il demandait à la vie, — du moins je le croyais.

Et nos plaisirs militaires, dont je ne t’ai pas dit un seul mot ’encore ! — Oh ! les exercices sur le terrain vague touchant la citadelle, ces 2,000 hommes distribués en carrés, en lignes de front, en colonnes serrées, ces officiers et sous-officiers disséminés parmi la plaine, ces cent voix de commandement retentissant sur une étendue d’un kilomètre carré, et la musique éclatant en joyeuses fanfares! Le régiment marchait comme un seul homme entre deux rangées de curieux, précédé par le corps de la musique dont les instrumens étincelaient, je redressais la tête sur le col de ma tunique; le soleil versait des torrens de lumière dans les rues que nous, nous emplissions de torrens d’harmonie, et mon chapeau chinois, comme un bâton de tambour-major, se levait, se baissait à côté de mon ami le fifre !

Un matin, au milieu de sa partie, Lavrard fut pris d’un violent crachement de sang, et nous dûmes le porter à bras à l’hôpital. — Ma tante ne s’était pas trompée.

Je passai plusieurs jours au chevet du lit de mon ami. Cependant le docteur nous rassurait ; quelques semaines d’un repos absolu, et il croyait pouvoir répondre de la guérison. — Je vous ferai donner, ajoutait-il, un congé de convalescence de six mois, que vous irez passer dans votre pays, et vous nous reviendrez après, mieux portant que jamais. — Cette perspective de congé faisait flamber le regard de mon ami. — Tu viendras avec moi au pays,