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un montant que je ne puis rendre. — Ah ! fus chouez tu fifre ! — Ces mots, prononcés par mon oncle, me rappelèrent brusquement à la réalité, et je regardai dans la chambre. — Il faut te dire que mon oncle était le Français le plus Alsacien de l’Alsace ; par égard pour sa mémoire, je devrais m’interdire de contrefaire son accent. — Il parlait ainsi à un soldat qui se tenait debout près de la porte, son képi à la main, et ses grands yeux, un peu tristes, brillant dans la pénombre.

La vue de ce soldat m’émut vivement, et je fis aussitôt la réflexion qu’il n’avait pas l’air militaire. Était-ce parce qu’il restait la tête découverte, comme un civil, et qu’il n’avait qu’une ombre de barbe ? N’était-ce pas plutôt à cause de ce je ne sais quoi d’un peu gauche et timide dans son maintien ? Je l’ignore, mais, quand mon oncle lui demanda de donner un échantillon de son savoir-faire sur le fifre, je me dis en moi-même : — Celui-là osera-t-il jamais jouer devant ma tante ? — Mon oncle alluma une bougie, entra dans une pièce voisine et en rapporta un fifre.

— Oh ! j’ai mon fifre ! — dit tranquillement le soldat en tirant son instrument de sa poche.

— Il fallait le dire alors ! — répliqua mon oncle d’un ton brusque qui me choqua. Le fantassin, portant la main à son front : — Avec la permission de madame, — fit-il, et il commença. À mesure qu’il jouait, la figure de mon oncle s’éclairait ; il approuvait de la tête et regardait sa femme, comme pour dire : — Entends-tu ? — Mais ma tante n’écoutait guère, ce qui me déplut encore. Tout à coup mon oncle jeta les yeux sur moi, et, me voyant tout ébahi de surprise et d’admiration, — véritablement le fifre me paraissait faire merveille, — il se frappa joyeusement le front et, interrompant le soldat, qui continuait de jouer comme s’il eût été seul au fond d’un bois : — Une idée, fit mon oncle, — je vous reçois dans ma musique, mais à une condition. Toute la journée, j’ai des affaires par-dessus la tête. Je donne des leçons en ville ; bref, je n’ai pas le temps de m’occuper de l’instruction musicale de mon neveu que voilà. Si vous voulez faire partie de ma musique, il faudra lui donner une petite leçon chaque jour. Ça va-t-il, landsmann ? — Il fallait que mon oncle fût content de son idée pour appeler landsmann, c’est-à-dire compatriote, pays, un soldat inconnu, et presque un conscrit encore. — Oui, chef, — répondit simplement ce dernier. — À ce moment, il se passa en moi quelque chose d’étrangement doux. Je me tus, mais ma figure parla pour moi sans doute, car mon oncle, en me regardant, se frottait vivement les mains. Ma tante alors, — je crois que mon oncle lui-même fut étonné de cette attention, lui que rien n’étonnait, — ma tante offrit d’un air agréable une chaise