Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/922

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’inventeur ne cache plus ses procédés, — les recueils de brevets se chargent de divulguer son secret, tout en lui assurant une protection éphémère ; immédiatement mille mains se mettent à l’œuvre et creusent le filon qui a été mis au jour. La nouvelle industrie, à peine née, devient grande et prospère par l’émulation d’une légion de travailleurs. En 1856, Perkin avait à peine breveté sa mauvéine qu’en France et en Allemagne on la fabriquait sur une grande échelle avant même que l’inventeur eût installé son usine. La fuchsine venait à peine de naître en France qu’au-delà du Rhin on voyait surgir partout des fabriques de rouge d’aniline. En 1862, la production des couleurs d’aniline représentait 10 millions de francs ; il y a trois ans, on l’évaluait à 60 millions. Chaque jour, des perfectionnemens nouveaux bouleversent cette fabrication, il n’importe, elle marche à pas de géant. Les couleurs d’aniline ont franchi les mers et pénétré dans l’extrême Orient ; elles ont trouvé le chemin de l’Amérique, de la Chine, de l’Inde. Et comme les procédés d’application diffèrent des anciens, le fabricant européen a envoyé là-bas de l’alcool concentré, de l’acide sulfurique, et des ouvriers pour refaire l’éducation du teinturier hindou et chinois.

Le rôle prépondérant qu’a pris la houille comme source de matières colorantes propres à la teinture n’est qu’un des symptômes du mouvement général qui porte l’industrie de plus en plus à chercher ses matières premières dans le règne minéral, au lieu de les emprunter aux deux règnes qui comprennent les organismes vivans. Les plantes marines, qui fournissaient de la soude, du sulfate et du chlorure de potassium, sont abandonnées pour l’eau de mer, d’où l’on retire directement les sels qu’elle contient ; pour la potasse caustique, nous détournons nos regards des forêts pour les diriger sur le feldspath minéral ; les corps gras eux-mêmes, que l’on demandait autrefois aux animaux et à quelques végétaux, sont obtenus par la distillation des asphaltes et bitumes. Il n’est pas jusqu’aux parfums qui ne commencent à être tirés du règne minéral ; plus n’est besoin de récolter les simples où la nature les avait élaborés. On aurait pu croire que le travail accompli par les forces vitales sur les élémens que les plantes et les animaux tirent du sol et de l’atmosphère dût constituer, pour l’homme qui emploie ces produits tout formés, une économie de main-d’œuvre et de travail intellectuel. Il n’en est rien ; il y a décidément plus de profit à recourir directement aux matières premières les plus simples pour la fabrication d’une foule de produits importans, et l’avenir de la grande industrie chimique semble être dans la synthèse des élémens.

R. Radau.